« Ce n’est pas une bonne idée. » C’est ce que je me répète en grimpant les marches couvertes de branches et de mauvaises herbes. Je sursaute en apercevant une femme derrière l’imposante clôture. Une statue à l’effigie d’Ariane, apprendrai-je plus tard. Il n’y a aucune manière d’accéder à la demeure. L’entrée doit être de l’autre côté de la maison. Je descends l’escalier condamné en faisant gaffe de ne pas débouler. Le dragon sur le toit du château me fixe, l’air de savoir que ce n’est pas à cause de la chaleur que mes mains sont moites.

Comme plusieurs passionnés d’immobilier (et autant de voyeurs), quand je marche, je rêve de cogner aux portes des maisons qui piquent ma curiosité pour en découvrir l’histoire. Maintenant que j’écris pour La Presse, ce qui m’offre un prétexte pour le faire, je suis gênée de passer à l’action. Je réalise que débarquer sur un porche sans y être invitée, c’est effleurer l’intimité d’autrui. C’est approcher son refuge, toucher son sacré. C’est, je me le répète, une mauvaise idée. Je finis par découvrir l’entrée du manoir au fond d’un cul-de-sac. En m’avançant vers la porte, je peaufine ma phrase d’introduction. Je sonne à l’interphone.

« Oui ?

— Bonjour, je m’appelle Rose-Aimée Automne T. Morin, je planche sur un article pour La Presse et j’adorerais parler avec le ou la propriétaire de la maison parce que je la trouve spectaculaire !

— Euh… Je sors. »

L’homme a de longs cheveux négligemment noués. Il porte une chemise décontractée et des shorts cargos. Ses yeux pâles semblent se méfier de moi. Il n’a pas d’âge (« plus de 40 ans, moins de 90 », me dira-t-il). Je le dérange et je tente de compenser avec un excès d’enthousiasme.

« J’entame une série de portraits dans laquelle je me permets de sonner spontanément chez les gens dont la maison m’intrigue. Je ne dois pas être la première qui se pose des questions au sujet de la statue de dragon sur votre toit, non ? »

* * *

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Laurent Lauzon

Laurent Lauzon m’invite à avancer vers sa cour boisée. D’abord sceptique, il se révèle rapidement amusé par ma demande. La table qui nous accueille est entourée d’une flore impressionnante que je vous décrirais si je connaissais quoi que ce soit aux plantes. À ma gauche, une cascade ruisselle vers la maison. « Bienvenue au centre-ville de Montréal », glisse l’hôte avec un sourire en coin. Nous sommes à Outremont, mais on pourrait bien être à Morin-Heights. C’est d’ailleurs ce qui a poussé l’homme à devenir propriétaire des lieux, en 1999…

Construite il y a exactement 100 ans, la demeure est née d’un mariage unissant deux puissantes familles. D’un côté, les Beaubien, qui comptaient dans leurs rangs un ancien député fédéral. De l’autre, les Ekers, qui ont fondé une brasserie rachetée par Dow avant de brièvement connaître la mairie de Montréal. Bien qu’il ait de quoi impressionner avec ses 10 000 pi2, ce n’est pas le manoir qui a charmé Laurent Lauzon, mais le terrain vacant juste à côté.

Le programmeur qui s’apprêtait à prendre une retraite anticipée voulait vivre entouré d’arbres, tout en étant près de l’action. En acquérant la maison montréalaise et le lot voisin, il pouvait enfin réaliser son rêve.

Le terrain s’est donc vu transformer en un vaste jardin dans lequel se prélassent aujourd’hui grenouilles, hérons, alligators et autres animaux de bronze.

C’est ici que le dragon se trouvait, d’ailleurs, avant qu’on décide de le faire trôner sur le toit de la demeure…

* * *

Quiconque marche les yeux au ciel sera frappé par la figure. Les ailes déployées et les pattes appuyées sur le bord de la toiture, la créature mythique semble prête à se lancer. Elle surplombe le quartier, le menace. La contre-plongée à laquelle est contraint le spectateur magnifie cette sensation de domination. Pourtant, la statue n’est pas très grande. Environ 1 m de hauteur sur 2 m de largeur.

« Comme on n’a pas de référence sur le toit, on a l’impression qu’elle est plus imposante, dit en rigolant son propriétaire. Elle doit peser 200 ou 300 lb… »

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Les ailes déployées et les pattes appuyées sur le bord de la toiture, la créature mythique semble prête à se lancer.

En fait, le dragon était juste assez léger pour que trois hommes arrivent à le hisser là-haut, il y a huit ans. La toiture de la maison, d’abord en ardoise, avait été recouverte de bardeaux d’asphalte et Laurent Lauzon voulait lui redonner son lustre d’antan. Une fois les travaux quasi terminés, on lui a proposé de poser un fleuron. Laurent en a discuté avec sa femme, qui lui a fait remarquer qu’une cinquantaine de statues traînaient déjà dans le jardin… « C’est vrai que j’avais beaucoup de bébelles, admet-il. Pourquoi en acheter une autre ? »

C’est le dragon qui a mérité l’honneur de devenir fleuron.

* * *

« J’en aurais choisi un en conséquence, avoir su qu’il finirait là, me confie Laurent Lauzon. Un dragon avec un tuyau pour faire sortir de la boucane qu’on aurait pu poser près de la cheminée, peut-être… »

C’est au cours d’un voyage d’affaires à Bangkok que l’ancien programmeur a acquis la bête. Grand amateur de jardins, il s’est arrêté dans une boutique spécialisée en bronzes. Il a sélectionné des dizaines de statues qui ont ensuite été livrées directement à Outremont. Bacchus et Ariane, celle-là même qui m’avait fait sursauter quelques minutes plus tôt, étaient du lot. Le dragon aussi.

La créature a depuis trouvé place dans le ciel d’Outremont, décor où veillaient déjà une dizaine de gargouilles, selon le résidant. « Pourtant, la Ville n’était pas contente, se rappelle-t-il… Un inspecteur a souligné que le dragon ne faisait pas partie des plans originaux de la toiture ! » Or, en faisant des recherches, Laurent Lauzon a cru comprendre qu’il existe une différence entre le mobilier et l’immobilier.

En théorie, comme la statue n’a aucune utilité, il s’agirait de mobilier et elle ne relèverait pas du champ municipal.

« Je n’ai pas eu de nouvelles depuis que j’ai fait valoir ce point ! »

Aucune plainte du côté du voisinage non plus, seulement des regards surpris et des sourires. Quand je lui demande quel message Laurent Lauzon croit envoyer avec son choix décoratif, il réfléchit avant de glisser : « Ça donne l’impression d’un château, non ? » Absolument, d’un manoir tenu par un excentrique. D’une maison qui a quelque chose à raconter.

Parlant d’histoire, chaque soir, quand il endort sa fille de 3 ans, Laurent Lauzon lui chante une berceuse sur l’air de la chanson Un château dans les nuages, tirée de la comédie musicale Les Misérables.

Il y a un endroit où je suis une princesse
Toute princesse a un château
Tout château a un dragon
Il y a un dragon sur mon toit

« Elle veut toujours qu’on termine les berceuses du soir avec celle-là », ajoute-t-il tendrement.

Ici, une fillette s’endort en se sachant protégée par un dragon.

Par un père.

C’est à ça que je penserai, la prochaine fois que je croiserai le regard de la bête en marchant.

* * *

C’était une bonne idée, finalement. Je cognerai chez d’autres étrangers.