Que l’on s’installe dans un château ou dans un studio, la première chose que l’on recherche est de faire sien l’espace où l’on va vivre. Mon beau-père avait fait de sa maison une exposition permanente, tellement surchargée qu’on avait peine à s’y voir, mon chum et moi. Nous avions même de la difficulté à respirer, sans savoir si cela était causé par les moutons de poussière sur les livres et les toiles, ou par les objets eux-mêmes.

« La succession est le plus grand ennemi du collectionneur », m’a souvent dit mon ami libraire Bruno Lalonde, dont la librairie Le livre voyageur, remplie de livres d’occasion, a pignon sur la rue Bélanger.

C’est tout à fait vrai. Combien de collections merveilleuses ont-elles été dispersées (ou pire, détruites) par une descendance ingrate ou inculte ?

En héritant de la maison de mes beaux-parents, Djo et Mo, mon chum et moi ne pouvions faire autrement que de faire le ménage dans les centaines de livres conservés par eux pendant des décennies, parce que nous aussi, on en garde trop. Il fallait faire de la place pour les nôtres, dans une espèce de guerre littéraire où des livres tombent des deux côtés de la ligne de front, puisqu’on fait aussi le ménage de nos bibliothèques avant d’emménager. En plus, mon chum a une grosse collection de bandes sonores de films d’horreur en vinyles — je sais, c’est pointu comme trip – qui prend beaucoup d’espace. C’est différent des collections de timbres ou de cartes de hockey, disons.

Grands lecteurs et férus d’art, mes beaux-parents avaient une collection de beaux livres impressionnante, d’autant plus que ma belle-mère a longtemps été critique en arts visuels dans sa vie. Mon beau-père, lui, n’avait pas jeté plusieurs livres de son grand-père journaliste, Léon Trépanier. Il y avait des exemplaires dédicacés datant du début du XXsiècle…

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Le bureau de Mo

Mais allions-nous vraiment lire de vieux livres sur les martyrs canadiens ou les catalogues d’exposition d’artistes qu’on ne connaît pas vraiment ? Avant de commettre des gestes irréparables, nous avons fait appel au libraire François Côté, spécialiste des livres anciens. Un métier fascinant, je vous jure. Ce n’est pas que nous voulions savoir s’il y avait là-dedans des ouvrages qui valent une fortune. Nous nous disions surtout que nous avions peut-être en notre possession des titres que des gens cherchent depuis des lustres. D’un coup qu’on ferait des heureux tout en se soulageant d’un fatras ?

François Côté a passé un après-midi à potasser dans les bibliothèques en nous apprenant plein d’affaires.

Par exemple, ce n’est pas toujours vrai que les vieux livres prennent de la valeur avec le temps. Tout est une question de demande, et les collectionneurs vieillissent, eux aussi. Le thème qui était très recherché hier ne l’est plus quand ceux dont c’était la passion meurent sans relève.

En tout cas, il paraît que la mode est aujourd’hui bien plus du côté de l’histoire des Autochtones que des Canadiens français, aux écrivains de la contre-culture des années 1960-1970 davantage qu’à Émile Nelligan, et plus personne ne veut d’anciennes encyclopédies dont les infos ne seront jamais aussi à jour que Wikipédia.

C’est la même chose avec les vieux pianos. Ils se donnent à la pelle sur Marketplace parce qu’ils sont un calvaire à déménager. Le Devoir a même écrit un dossier là-dessus.

Lisez le dossier du Devoir

Même s’il est désaccordé, nous avons gardé celui de la maison, qui était déjà là depuis longtemps quand mes beaux-parents l’ont achetée, il y a 50 ans. Je trouve ça beau, c’est toujours un succès auprès des enfants à Noël.

Par contre, ce qui pogne depuis toujours selon François Côté, ce sont les livres sulfureux, interdits, problématiques. Une édition rare de Mein Kampf, par exemple — si ça existe, puisque chaque Allemand devait en avoir un dans sa maison sous le nazisme. Nous avions un livre louche des années 1900 sur l’eugénisme, mais on a voulu le garder, parce qu’il est trop bizarre.

Enfin, paraît-il que les collectionneurs d’œuvres d’art du Québec sont beaucoup à la recherche des catalogues d’exposition des artistes dont ils possèdent un tableau. Un peu comme s’ils voulaient avoir le « package » au complet.

Pour revenir sur le sujet de la descendance inculte, nous en avions plusieurs que nous allions jeter, car Mo et Djo couraient les galeries depuis les années 1960. François Côté a tout pris pendant qu’on gardait de beaux livres Taschen. Et ce n’est qu’en tombant sur des papiers dans un classeur de mon beau-père que nous avons appris que cette minuscule toile dans le passage que je trouvais laitte était un Delfosse, peintre québécois mort en 1939. J’allais la jeter à la poubelle. Par contre, aucune idée de la valeur de l’énorme et pesante sculpture de type égyptienne de l’artiste Pierre Granche, plutôt fragilisée, dont on a cassé le bras en voulant la déplacer.

Ça nous prenait François Côté pour séparer le bon grain de l’ivraie afin de nous permettre de nous libérer du reste dépouillé de raretés. Djo aimait beaucoup trop les polars, qui prendraient la poussière, car j’en lis peu.

Bruno Lalonde a ensuite pris le relais. Celui qu’on surnomme « l’Aspirator », qui fait le ménage « par le vide », et que j’ai déjà vu déménager près de 100 000 livres. J’étais certaine qu’il allait devenir fou, mais c’est mal le connaître, et cela a donné ce portrait en 2019.

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Nos bibliothèques, c’est de la petite bière pour lui. Il a vu bien pire en aidant des héritiers encombrés par les livres qui venaient avec les testaments. Il a vidé toutes nos tablettes en un temps record — ce n’est pas pour rien qu’il y a un bon roulement à sa librairie. Et on a enfin pu peinturer les murs.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Des tablettes vides…

La guerre est terminée. Nous nous sommes délestés de centaines de livres de Djo et Mo et des nôtres. Mais le silence éternel des bibliothèques vides m’effraie, j’ai hâte de les remplir avec mes bouquins. Entre vous et moi, j’espère que c’est la dernière fois que mes livres déménagent. Je caresse le rêve de ravir (ou de faire souffrir) d’éventuels héritiers qui se taperont le boulot de la succession. En tout cas, je leur souhaite de valeureux libraires.