Vous aimez vous arrêter devant les maisons impressionnantes pour vous demander qui les a construites et avec quelle incroyable fortune, pardieu ? Moi aussi. Et il se trouve que deux jeunes femmes viennent de transformer ce populaire passe-temps en profession… Bienvenue chez Heredes.

Sophie Lamarche et Véronique Lapointe se sont rencontrées alors qu’elles étudiaient toutes deux à l’UQAM, au DESS en architecture moderne et patrimoine. Les amies sont devenues consultantes en aménagement et patrimoine — Sophie pour le gouvernement fédéral et Véronique pour une firme d’architecture. Puis, il y a un an, elles se sont lancées en affaires. Un peu malgré elles.

Elles sont à la fois employées à temps plein et gestionnaires d’une jeune entreprise nommée Heredes. Je suis pigiste. On se retrouve donc en visioconférence par un lundi férié, alors qu’il n’est pas tout à fait 9 h. On porte toutes les trois un coton ouaté et ce manque de décorum nous fait sourire. Je les aime déjà. Faut dire que je les ai aimées à la seconde où j’ai découvert leur cahier à colorier patrimonial, mais on y reviendra...

C’est Sophie qui prend d’abord la parole pour m’expliquer la genèse d’Heredes.

Pendant le confinement, je faisais beaucoup de marches et j’étais fascinée par l’architecture de Westmount… Je me demandais : “Qui a construit ces maisons-là ? Quel travail fallait-il avoir pour pouvoir se payer de pareilles demeures ?” J’ai donc commencé à faire de petites recherches et à en jaser avec Véronique…

Sophie Lamarche

C’est devenu un jeu.

Sophie et Véronique se sont mises à fouiller le passé des maisons de Westmount dans les registres publics, comme ceux de BAnQ et d’Ancestry.com. À défaut de pouvoir sortir de chez elles, c’est ainsi qu’elles occupaient leurs soirées et fins de semaine. Pour mieux se partager les informations, elles écrivaient de courts textes sur chaque demeure… Rendu là, pourquoi ne pas les dessiner ?

« Ça s’est fait tellement naturellement qu’on n’a jamais réalisé qu’on fondait une entreprise ! », révèle en riant Véronique. Or, de fil en aiguille, elles avaient accumulé de quoi faire un recueil. Il restait à trouver à qui le destiner.

Et alors, ils faisaient quoi, dans la vie, les premiers propriétaires des manoirs de Westmount ? Sophie s’emballe : « Ils étaient des personnages plus grands que nature ! D’éminents banquiers, des présidents de sociétés ferroviaires, quasiment des lords ! Ça n’existait pas, ici, mais tu vois le genre ? Maintenant, il y a encore beaucoup de gens d’affaires, mais ils ne sont pas de la même trempe qu’à l’époque… »

Véronique ajoute une différence notable entre les propriétaires de jadis et ceux d’aujourd’hui : « Ils avaient souvent 11 enfants, ce qui justifiait la grosseur des maisons ! »

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Comment passe-t-on d’un jeu pandémique à un projet entrepreneurial ? Les filles réfléchissent un moment.

C’est finalement Sophie qui tente une réponse : « Dans l’actualité, les histoires qu’on voit passer au sujet du patrimoine sont souvent tristes, par exemple : “Tel bâtiment important sera détruit.” On s’est demandé comment faire quelque chose de positif, d’heureux et d’attrayant… On a commencé à réfléchir à une activité vouée aux jeunes, à un jeu pour que l’admiration du patrimoine devienne une valeur partagée parmi les générations et les cultures. »

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Westmount, un cahier d’histoire et de coloriage

Ainsi est né le cahier d’histoire et de coloriage Westmount. Ses 99 pages offrent des illustrations détaillées de 35 bâtiments du quartier, en plus d’une description bilingue de leurs premiers occupants et de leur parcours « souvent digne d’un film », précise Sophie. Du beau pour les petits, mais aussi les grands.

D’ailleurs, la réception a immédiatement été positive. Sophie me dit s’être sentie comme une fillette qui vend des tablettes de chocolat en faisant du porte-à-porte ; or chaque porte à laquelle les cofondatrices d’Heredes ont cogné s’est ouverte bien grande. Leur livre se trouve aujourd’hui dans de nombreuses boutiques, au Centre canadien d’architecture (une consécration !) et sous l’enseigne Archambault–Renaud-Bray.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE HEREDES

Le cahier d’histoire et de coloriage Westmount, premier projet de la jeune entreprise Heredes

Véronique m’explique qu’elles n’ont pas pu faire autrement que de penser à un modèle d’affaires. Qu’elles l’aient planifié ou non, elles devenaient entrepreneures. Quelques mois plus tard, le projet est maintenant clair : le duo veut proposer ses services à des municipalités de partout dans la province pour produire des livres ludiques et éducatifs, en plus de plancher sur des tours guidés et des ateliers en milieu scolaire.

« Au Québec, la conservation du patrimoine n’est pas une valeur clé, avance Sophie en pesant bien ses mots. Sans entrer dans le politico-historique, on est une nation très progressiste qui a connu une rupture avec son passé. »

Ce qu’on souhaite avec Heredes, c’est créer une histoire d’amour entre les Québécois et leur patrimoine. On veut essayer de reconnecter les gens avec leur milieu bâti et leur ouvrir les yeux quant à son rapport avec notre histoire, notre identité. Les bâtiments qui nous entourent peuvent nous apprendre autant de choses qu’une grand-maman ou un grand-papa !

Sophie Lamarche

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Si vous avez lu mes précédentes chroniques, vous commencez à deviner que je porte beaucoup d’affection aux personnes qui veulent nous faire habiter la ville différemment. Nul besoin de préciser que j’étais donc d’emblée sous le charme de Sophie Lamarche et de Véronique Lapointe. Pourtant, c’est à la toute fin de notre appel qu’elles ont marqué le plus de points.

Je leur ai demandé ce qu’elles entendaient par le slogan de leur entreprise : « Les héritiers du patrimoine ».

« Heredes signifie “héritier” en latin, m’a répondu Sophie. Ensuite, le patrimoine peut désigner une propriété privée, mais il est aussi public. En tant que nation, on a la responsabilité de le conserver parce que ce sont nos ancêtres communs qui l’ont bâti. On est dans une société très individualiste, mais si on s’attarde à l’histoire, on se rend compte que ce n’est pas un propriétaire qui doit se battre pour la préservation de son bâtiment, mais nous tous. »

« On est les héritiers du passé, mais on a aussi l’obligation de transmettre notre patrimoine aux générations futures », a conclu Véronique.

Bonne nouvelle : le confinement nous aura au moins donné deux nouvelles entrepreneures inspirées…

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