Le faux suspense est terminé : ce ne seront pas les tribunaux, mais les électeurs américains qui décideront si Donald Trump retournera à la présidence.

Faux suspense, parce que quiconque avait entendu les arguments à la Cour suprême des États-Unis, le mois dernier, savait que Trump allait l’emporter avec une majorité écrasante d’au moins huit juges sur les neuf.

Finalement, c’est à l’unanimité que la Cour a cassé – avec raison – la décision de la cour du Colorado excluant Trump des bulletins de vote pour avoir participé à une insurrection.

L’unanimité à la Cour suprême des États-Unis, sur un sujet qui fâche, ça ne se voit pas tous les jours, ça vaut la peine d’être célébré.

La question de savoir si Trump avait ou non participé à une insurrection (ce dont il est accusé devant une cour criminelle) n’était pas en jeu, et pas une ligne n’est écrite là-dessus.

L’unique question était de savoir si le Colorado – ou tout autre État – pouvait exclure un candidat à la présidence sur cette base.

PHOTO MANDEL NGAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La Cour suprême des États-Unis, à Washington

Lors de l’audience, les juges « progressistes » ou « conservateurs » exprimaient assez clairement leur opinion dans leurs questions : laisser les États décider si un candidat est sur le bulletin de vote sans autre forme de procès pour insurrection résulterait en une « courtepointe électorale chaotique ». C’est l’évidence politique.

Mais la loi ne dit pas toujours ce que la logique politique suggère. Aussi, plusieurs experts, y compris des juristes conservateurs, estiment que la Constitution est claire et que Trump devait être exclu. Ce qu’avait conclu à la majorité la Cour d’appel du Colorado.

Après la guerre civile américaine (1861-1865), la période de la Reconstruction a été inaugurée juridiquement par les « amendements » 13, 14 et 15 à la Constitution. On venait encadrer les pouvoirs des États délinquants pour entrer dans cette nouvelle ère.

Le 13e est le mieux connu, car il interdit formellement « l’esclavage ou la servitude involontaire ».

Le 15e établit le droit de vote pour tous (… les hommes) « sans égard à la race, la couleur ou l’état précédent de servitude ».

Entre les deux, le 14e amendement est le plus costaud : il comprend 5 articles. Le plus fondamental est le premier, qui stipule que toute personne née ou naturalisée aux États-Unis jouit de l’égalité devant la loi, et interdit aux États d’enfreindre le droit à la propriété ou à la liberté d’une personne sans un procès juste. Car malgré le langage superbe, dans la première Constitution, les Afro-Américains n’avaient pas ces droits.

C’est l’article 3 de ce 14e amendement qui était discuté dans cette décision de la Cour suprême. Il avait pourtant des allures de relique muséale avant le 6 janvier 2021. Il visait à exclure de toute position dans l’État américain les responsables de la sécession des États du Sud. Ainsi, tout ancien élu, fédéral ou étatique, ou tout détenteur d’une fonction étatique ayant « participé à une rébellion ou une insurrection » n’a pas le droit de se présenter au Congrès ou à tout autre poste.

Ça ne servirait plus jamais après le XIXe siècle, c’était certain !

Le hic, comme le dit la Cour, c’est que ce pouvoir d’exclusion n’a jamais été exercé. Malgré que « des centaines » de sécessionnistes aient obtenu des postes en contravention de cet article, jamais aucune procédure n’a été entreprise contre eux. L’absence de précédent historique devrait nous fournir un indice sur le problème entourant ce pouvoir de disqualifier un candidat.

Pour cinq des juges, ce pouvoir doit être formalisé par une loi du Congrès américain. L’amendement dit spécifiquement que le Congrès « a le pouvoir de mettre en œuvre cet article par la loi appropriée ». Le Congrès ne l’a jamais fait, probablement pour des raisons d’apaisement politique.

Les juges « progressistes » expriment leur dissidence uniquement à ce sujet : il n’était pas nécessaire d’aller si loin dans la décision, il suffisait de casser la décision du Colorado.

Pourtant, si l’on rejette la « courtepointe » chaotique, il semble logique qu’une règle uniforme, adoptée par le Congrès, soit mise en place pour déterminer qui peut être exclu.

On nous dira que compte tenu des divisions politiques, et de l’ombre de Trump, une telle loi est impensable en ce moment. Ça ne me semble pas un très bon argument : si l’on veut éviter les décisions État par État, il faut un mécanisme fédéral unique. D’autant que l’idée historique de cet amendement était de surmonter les violentes divisions entre États, après la guerre de Sécession.

L’existence même de ce débat nous montre jusqu’à quel degré de déviance la politique américaine a plongé : on débat des règles entourant la candidature d’un homme accusé de crimes contre l’État fédéral au plus haut niveau. Peut-il se présenter ? Qui doit en décider ? Comment ?

Le mois prochain, la même Cour suprême se penchera sérieusement sur une autre question, qu’on aurait aussi cru théorique, presque absurde : est-ce qu’un président jouit de l’immunité pour les crimes qu’il a pu commettre pendant son mandat ?

Je prédis un autre jugement unanime, ou presque. Trump, c’est déjà ça, aura réussi à créer un rare consensus judiciaire deux fois dans la même année dans une cour très divisée.

Il perdra. Mais il aura probablement réussi entre-temps à faire retarder plusieurs procès criminels par ces manœuvres sans lesquelles il aurait dû faire face à ses juges avant ses électeurs. Électeurs qui disent pouvoir changer d’opinion selon le résultat de ces procès.

Justice delayed, justice denied (justice retardée, justice refusée), dit la maxime. Cette fois, c’est l’accusé qui achète des délais, et c’est le droit du public qui est bafoué.

L’électeur doit décider en dernière instance : ce n’est pas à la cour de l’exclure du bulletin de vote.

D’accord.

Mais cette même Cour suprême participe à l’allongement des délais dans les affaires criminelles, et donc met en péril la conclusion en temps utile de procès exposant des crimes du candidat Trump.

C’est là que ces juges se substituent à l’électeur, bafouent ses droits.