Depuis la reprise de la violence au Proche-Orient, notre chroniqueuse consacre des portraits aux acteurs principaux du conflit. Aujourd’hui, le chef du Hamas dans la bande de Gaza, Yahya Sinwar.

C’est une photo qui est passée à l’histoire dans la bande de Gaza. On y voit Yahya Sinwar, assis sur un divan devant sa maison en ruine, détruite par les forces israéliennes en 2021. Le chef du Hamas dans l’enclave palestinienne a un sourire narquois aux lèvres.

Ces jours-ci, cette photo – que Yahya Sinwar a appelée « la photo de la victoire » – refait surface alors que les forces israéliennes ont annoncé jeudi qu’elles avaient à nouveau encerclé la maison du leader du mouvement islamiste à Khan Younès, dans le sud de Gaza. Mais l’homme le plus recherché du Proche-Orient n’y est pas, a concédé Tsahal.

La même armée a aussi annoncé il y a quelques semaines avoir cerné le bunker sous-terrain où se terrait celui qu’Israël désigne comme le principal architecte des attentats terroristes du 7 octobre en Israël qui ont fait 1200 morts. Sans résultat.

La traque continue. « Nous allons trouver Yahya Sinwar et nous allons l’éliminer », a dit récemment le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, invitant les Palestiniens de Gaza à se tourner contre lui. « Si vous arrivez à lui avant nous, ça va raccourcir la guerre », a-t-il lancé, témoignant de l’importance de cette capture pour Israël, mais aussi des difficultés rencontrées.

PHOTO MAHMUD HAMS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Yahya Sinwar, à Gaza, en octobre 2022

Pour Israël, de l’aveu même des experts qui ont fait le profil psychologique du dirigeant palestinien dans le passé, l’actuel chef du Hamas à Gaza est un véritable casse-tête, un ennemi que les autorités de l’État hébreu connaissent depuis très longtemps, mais qui n’a cessé de changer de visage.

Yahya Sinwar est né en 1962 dans un camp de réfugiés à Khan Younès. Ses parents, originaires d’Ashkelon, une ville côtière juste au nord de la bande de Gaza, ont été parmi les quelque 700 000 Palestiniens déracinés lors de la création de l’État d’Israël en 1948. Pendant ce que les Palestiniens appellent la « nakba », la catastrophe.

Diplômé de l’Université islamique de Gaza, Yahya Sinwar a été arrêté deux fois dans les années 1980 pour des « activités islamistes ». Il était dans la vingtaine lorsqu’il a connu le fondateur et leader spirituel du Hamas, le cheikh Ahmed Yassine, farouchement opposé à l’existence d’Israël. L’attention particulière que portait le cheikh à la jeune recrue est devenue évidente quand il lui a confié la création d’al-Majd, le service de sécurité interne du Hamas responsable d’identifier les « traîtres » et les informateurs d’Israël au sein de la population palestinienne.

Yahya Sinwar, aussi connu sous le nom d’Abu Ibrahim, s’est acquitté de ce mandat avec une intransigeance qui a vite été remarquée et lui a valu le surnom de « Boucher de Khan Younès ».

Il est de notoriété publique qu’il a obligé un homme à enterrer vivant son propre frère – soupçonné de collaboration avec Israël –, lui faisant terminer la sordide tâche à la cuillère. Il a aussi admis avoir étranglé un autre informateur avec un keffieh – le foulard traditionnel palestinien – avant de l’enterrer.

En 1989, la justice israélienne a condamné Yahya Sinwar à quatre peines de prison à vie pour le meurtre de 12 personnes. Ce dernier a profité de son temps en prison pour apprendre l’hébreu, une langue qu’il parle couramment, mais aussi pour nourrir sa légende. « Partout où il a été envoyé [pendant sa peine], il devenait le leader de tous les prisonniers à cause de sa personnalité dominante et de son caractère impitoyable », a affirmé lors d’une entrevue Ehoud Yaari, un ancien journaliste israélien qui est aujourd’hui analyste au Washington Institute. Il a rencontré à plusieurs reprises la figure de proue du Hamas pendant son incarcération.

En 2011, contre toute attente, Yahya Sinwar a été libéré de prison. Il a fait partie des 1000 prisonniers palestiniens qui ont été échangés contre le soldat Gilad Shalit, détenu pendant cinq ans par le Hamas. Son frère Mohammed faisait partie du comité de négociations.

À l’époque de sa sortie de prison, il s’est fait rassurant lors d’une entrevue qu’il a accordée en hébreu à la télévision israélienne, affirmant être prêt à « soutenir tout ce qui pourrait calmer la région ».

Quelques heures plus tard, c’est en héros qu’il a été accueilli dans la bande de Gaza, où il a vite réintégré le leadership du Hamas.

En 2017, il a été désigné leader politique de l’organisation islamiste dans l’enclave palestinienne, prenant la place d’Ismaïl Haniyeh, aujourd’hui leader principal du Hamas en exil au Qatar.

L’année 2021 a marqué un tournant pour Yahya Sinwar. Cette année-là, après des confrontations israélo-palestiniennes à la mosquée al-Aqsa et des épisodes de violences intercommunautaires, le Hamas a fait pleuvoir des roquettes sur l’État hébreu, ce qui a déclenché une vive réaction militaire israélienne.

Dans la foulée des évènements, le dirigeant islamiste gazaoui a prononcé un discours qui aurait dû servir d’avertissement aux autorités israéliennes. « La multitude de nos gens va traverser la frontière [entre Gaza et Israël] et va se répandre comme un déluge qui va déraciner l’entité [israélienne]. Chacun d’entre eux va prendre un couteau pour poignarder un [Israélien], ou va prendre son auto pour leur rouler dessus, ou va leur lancer un cocktail Molotov qui va leur brûler le cœur », a-t-il dit.

Les ressemblances entre ses propos et les attentats du 7 octobre dernier – que le Hamas a baptisés « Déluge d’al-Aqsa » – donnent la chair de poule.

Dans les deux années qui ont séparé le discours des tueries sans nom sur le sol israélien, Yahya Sinwar a pourtant baissé le ton lors de ses tractations avec l’État israélien, endormant la vigilance de plusieurs.

Pourtant, ses profileurs psychologiques israéliens, eux, avaient senti le danger en 2021, notant que l’homme – après avoir pris la photo devant sa maison pulvérisée – se présentait non seulement comme un leader palestinien, mais aussi comme un « chef spirituel » s’adressant au monde arabe en entier, prêt à défendre Jérusalem au nom de l’islam.

« Cette transformation fait de lui une figure dangereuse, imprévisible et nous devons revoir notre manière d’agir avec le Hamas dans la bande de Gaza », ont dit, sous le couvert de l’anonymat des experts de la sécurité d’Israël au journal Haaretz en 2021.

Aujourd’hui, leur analyse semble funestement prémonitoire.

Avec la BBC, la CBC, Haaretz, Frontline et le Conseil de l’Europe pour les relations internationales