Quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui est piétinée, note, avec sagesse, un proverbe africain. Et ces jours-ci, au Soudan, Nadia Yahya a l’impression qu’elle est un tout petit brin d’herbe dans le combat entre deux géants armés jusqu’aux dents.

« C’est vraiment effrayant. Nos vies ont été complètement prises en otage, mais en même temps, on ne sait pas vraiment ce qu’il se passe dehors, sauf qu’il y a des hommes armés partout », dit la jeune femme de 23 ans, diplômée en médecine. Depuis que les combats ont éclaté le 15 avril, elle est cloîtrée chez elle à Khartoum avec sa famille élargie.

La capitale du Soudan, une mégapole de 6,3 millions d’habitants, a longtemps fait figure de roc de stabilité dans un pays trop souvent déchiré depuis son accession à l’indépendance en 1956. En règle générale, quand des combats éclatent en région, c’est à Khartoum que les civils malmenés se réfugient.

Pas cette fois. Depuis deux semaines, la capitale est au cœur d’un affrontement titanesque entre les deux généraux les plus puissants du pays, le chef des forces armées soudanaises, Abdel Fattah al-Burhan, et le chef des paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), Mohamed Hamdan Dagalo. Ou Hemetti, pour les intimes.

Pourtant, les deux hommes au passé trouble ont travaillé coude à coude au cours des quatre dernières années. En 2019, ils se sont épaulés pour renverser le dictateur Omar el-Béchir, à la demande de la rue. Deux ans plus tard, ils ont collaboré de nouveau pour se débarrasser des civils au sein du gouvernement et reprendre le pouvoir à leur compte. Et à la mi-avril, ils ont retourné leurs armes l’un contre l’autre.

Au bas mot, ils disposent tous les deux de plus de 100 000 hommes. Khartoum est devenu une partie de leur champ de bataille. « On les voit négativement tous les deux, note Nadia Yahya. Et ils semblent vouloir se battre jusqu’à ce que l’un des deux tombe. »

Des milliers d’étrangers ont fui le pays dans les derniers jours, leurs gouvernements ayant profité d’une accalmie au cours d’un « cessez-le-feu » de 72 heures – qui n’en était pas vraiment un – pour accélérer les évacuations.

PHOTO FOURNIE PAR NADIA YAHYA

Nadia Yahya, 23 ans, a pris cette photo en Égypte en janvier. À l'époque, elle était loin de se douter que sa ville, Khartoum, deviendrait un champ de bataille.

Comme les millions d’habitants de Khartoum qui n’ont pas pu partir, Nadia Yahya et les membres de sa famille tentent de s’organiser le mieux qu’ils peuvent pour rester en sécurité. Devant des pénuries de plus en plus criantes à la grandeur de la ville, ils rationnent tout : l’argent, l’eau, la nourriture et l’utilisation des cellulaires et de l’internet, explique-t-elle.

Craignant des pillages, ils ont mis en sécurité tous leurs objets de valeur. Les portes et les fenêtres de la maison sont fermées à double tour. « Je n’ai pas approché de la porte depuis le 15 avril », dit la jeune femme.

Seuls son frère et son oncle sont sortis pour aller chercher des provisions. Aucune course n’est sans danger. « Quand les gens sortent, ils partagent la position de leur cellulaire avec leurs proches. Mais de nombreuses personnes ont néanmoins disparu. Plus personne n’est capable de les contacter », dit Nadia Yahya, que j’ai pu joindre par WhatsApp chez elle au milieu de la nuit.

À ce jour, les hôpitaux ont dénombré 457 morts, mais au Soudan, tout le monde sait que ce n’est que la pointe de l’iceberg. Dans le chaos ambiant, l’information arrive au compte-gouttes et est souvent contradictoire. Le brouillard de la guerre est épais.

« La moitié des hôpitaux sont fermés. On entend plein d’histoires de blessés qui ne savent pas où aller », note la jeune femme, qui rêve de se rendre utile, mais qui reste prisonnière de l’insécurité.

Et dire qu’il y a moins de cinq ans, tous les espoirs étaient permis au Soudan. Nadia Yahya a participé à quelques-unes des manifestations qui ont mené au renversement d’Omar el-Béchir et à son emprisonnement. « Même les personnes âgées avaient pris conscience du besoin de changement », dit-elle.

Encore récemment, il était question de tenir des élections d’ici la fin de l’année pour qu’un gouvernement civil reprenne les rênes du pays de 46 millions d’habitants. Malheureusement, les négociations entre les deux généraux ont achoppé lorsqu’il a été question de réintégrer les forces paramilitaires dans l’armée. Et les civils soudanais paient le prix fort de cette rupture de pourparlers.

Depuis deux jours, les civils ont aussi appris que d’anciens haut placés du régime d’Omar el-Béchir – emprisonnés depuis 2019 – ont recouvré la liberté. « Tout ça est extrêmement confus, déplore la jeune femme. En plus de renverser nos vies, [tous ces hommes armés] piétinent tous nos espoirs. »