De passage en Turquie, notre journaliste est allée à la rencontre des Russes – opposants ou déserteurs – qui y ont trouvé refuge. Voici sa dernière chronique d’une série de trois.

ISTANBUL – « Salut, je vois que tu es à Istanbul. Moi aussi ! Ça te dit d’aller prendre un thé ou un café ? »

J’ai eu un large sourire en lisant ce petit message sur Facebook. Parfois, la vie fait vraiment bien les choses. Je rêvais depuis des mois d’avoir l’occasion de discuter de la guerre en Ukraine avec Viktoria*, une charmante Pétersbourgeoise dont je modifie le nom pour cette chronique. À sa demande, pour des raisons de sécurité, mais aussi par pudeur. Vous comprendrez.

En 2014, la jeune femme polyglotte a été ma traductrice et fixeuse lors d’un reportage sur le régime de Vladimir Poutine et les Russes qui le soutiennent, quelques mois après l’annexion de la Crimée.

Alors que nous cherchions des fans du président à interviewer, elle m’avait proposé de parler à sa grand-mère, une des personnes qu’elle aime le plus au monde. La personne qui l’a élevée pendant sa petite enfance. Son roc. « Et elle pense que Poutine est formidable ! », m’avait-elle dit, avec un mélange d’ironie et d’affection dans la voix.

Tout ça aurait pu être bien banal, mais ce jour-là, dans la périphérie de Saint-Pétersbourg, j’ai assisté à un moment d’une grande intensité. Ce jour-là, la grand-mère de Viktoria, sa babouchka, nous a raconté comment elle avait survécu au siège de Leningrad pendant 900 jours et 900 nuits avec sa mère et sa sœur.

Ce qui est absolument extraordinaire, c’est que cette histoire, Viktoria ne la connaissait pas. Pas du tout. Et voilà que sa grand-mère adorée lui racontait – par l’entremise d’une entrevue avec une journaliste étrangère – comment elle avait échappé à ce terrible crime de guerre nazi qui a fait 1 million de morts.

Ébranlée, émue, Viktoria traduisait au fur et à mesure le récit de cet immense traumatisme, à la fois collectif et individuel. Un traumatisme dont sa babouchka a voulu la protéger, mais dont Viktoria a hérité malgré le lourd silence.

Un traumatisme intergénérationnel qu’elle allait enfin pouvoir commencer à détricoter.

« Comment penses-tu que ce traumatisme a eu un impact sur ta vie à toi ? Es-tu capable de l’identifier ? », lui ai-je demandé au-dessus d’un petit déjeuner turc gargantuesque partagé à l’ombre de la tour de Galata, en plein cœur de la métropole turque.

Je tombais bien. Viktoria se pose la même question depuis notre dernière rencontre.

« Je ne sais pas si je réussis à en voir toutes les ramifications, mais je sais notamment qu’on m’a toujours dit que je devais me conformer. Autant aux attentes du gouvernement que de la société », m’a-t-elle répondu.

Se conformer pour ne pas attirer les regards. Pour ne pas se mettre dans le pétrin. Pour survivre. « C’est de ça que j’ai dû me débarrasser. Cette compulsion à la conformité que ma mère a aussi. »

Et jusqu’à quel point pense-t-elle que le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale – qui a fait plus de 20 millions de morts en Union soviétique – a à voir avec la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine aujourd’hui ? « C’est intimement lié », répond-elle.

Je ne la contredirai pas.

Vladimir Poutine – qui est né dans un Leningrad en ruine au lendemain de ce que les Russes appellent la Grande Guerre patriotique – porte fort probablement en lui les séquelles de ce cataclysme guerrier qui a quasiment effacé une génération de Soviétiques et marqué au fer rouge les enfants des survivants. Une chose est certaine, le président russe et ses proches collaborateurs comprennent les rouages de ce traumatisme et l’exploitent depuis des années.

Lors de mon passage à Saint-Pétersbourg en 2014, lors d’un feu d’artifice pour souligner le 70e anniversaire de la fin du siège de Leningrad, un écriteau lumineux rappelait la victoire de l’Armée rouge contre les « fascistes ».

Au même moment, à la télévision, c’est ainsi qu’on décrivait le gouvernement en place à Kyiv. Et les troupes ukrainiennes qui combattaient les séparatistes prorusses dans le Donbass. Des fascistes. Des nazis.

À l’époque, la grand-mère de Viktoria applaudissait tous ceux qui étaient prêts à faire face à nouveau à cet ennemi redoutable. Cet ennemi d’hier qui était de retour sous une nouvelle forme et que la Russie allait certainement pouvoir battre à nouveau. Mais pas sans grands sacrifices.

Ayant fait des études en neuropsychologie, ayant voyagé à l’étranger, Viktoria a pris beaucoup de recul par rapport à la propagande d’État qui roule en boucle en Russie depuis huit ans. Elle tente de faire la part des choses. Rien de tout noir, rien de tout blanc.

Elle est partie de Russie parce qu’elle craint, comme beaucoup, que le gouvernement réagisse au sauve-qui-peut entourant la mobilisation de 300 000 combattants en fermant la frontière. Comme à l’époque de l’Union soviétique, où les Russes devaient avoir une permission de l’État pour voyager.

D’Istanbul, elle parle souvent à sa mère et à sa grand-mère, mais évite d’évoquer la guerre ou la politique avec elles. C’est peine perdue. « Même s’il y avait une bombe nucléaire qui lui tombait sur la tête, ma mère ne broncherait pas », dit-elle.

Sa seule consolation, c’est qu’aujourd’hui, elle comprend l’immense blessure qui explique – au moins en partie – cette résignation tellement répandue dans son pays d’origine. Elle est juste soulagée d’en avoir guéri à temps.