De passage en Turquie, notre journaliste est allée à la rencontre des Russes — opposants ou déserteurs — qui y ont trouvé refuge. Voici la deuxième chronique d’une série de trois.

(Istanbul) Une limonade au pamplemousse et à la coriandre. On ne voit pas ça tous les jours sur le menu d’un café de la métropole turque. Istanbul, bien que cosmopolite, fait peu de place aux goûts d’ailleurs.

Mais au café Grão, c’est l’un des rafraîchissements offerts aux clients qui viennent un peu s’y désaltérer, mais surtout, surtout, y trouver du réconfort.

Ce petit établissement du quartier Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul, est devenu le repaire des jeunes Russes qui ont quitté la Russie en guerre et qui tentent de se refaire une vie loin de tous leurs repères, dans la mégapole turque de 16 millions d’habitants.

« Souvent, les nouveaux venus débarquent ici dès qu’ils mettent les pieds à Istanbul. Ils arrivent avec leurs bagages, leurs questions », raconte Igor Kolchin, propriétaire du café.

Dans une vie antérieure pas si lointaine, l’entrepreneur russe gérait un bar à Saint-Pétersbourg. Juste après le début de la guerre, en mars, il a décidé de quitter le pays et de réaliser un rêve : avoir un commerce à l’étranger.

En moins de deux mois, il a trouvé des investisseurs, un local et un flot ininterrompu de nouveaux clients. On estime qu’entre 200 000 et 1 million de Russes ont quitté leur pays depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Ils sont des dizaines de milliers à avoir élu domicile à Istanbul. Depuis que Poutine a annoncé une mobilisation partielle le 21 septembre, des milliers de nouveaux exilés arrivent tous les jours.

Le soir de ma visite au café, une dizaine de jeunes penchés sur une table commune pianotaient sur leurs ordinateurs pendant que d’autres, assis sur la terrasse couverte, sirotaient un café ou un thé. À longueur de journée ici, on échange des informations, des contacts. « Au deuxième étage, il y a des cours de turc pour les émigrés », m’indique Igor Kolchin.

Son café est-il un commerce ou une ONG ? « Pour que ça vaille la peine de faire des affaires, il faut que ça réponde aussi aux besoins du cœur », me répond-il en souriant.

Pour une journaliste qui veut parler avec des exilés russes, le café Grão, c’est la manne. Je n’ai même pas eu à aborder Dana Atagulova, elle est venue s’asseoir à côté de moi pour me raconter son histoire.

La jeune femme de 25 ans, originaire d’Oufa, juste à l’ouest de l’Oural, n’avait jamais voyagé avant le début de la guerre en Ukraine. « Je rêvais de vivre à l’étranger, mais j’avais peur. Mais quand le 24 février est arrivé, quand j’ai vu les troupes russes qui entraient en Ukraine, c’est comme si on m’avait planté un couteau dans le dos. J’ai participé à des manifestations, les forces de l’ordre étaient partout et arrêtaient les gens. Je savais que je devais partir », m’explique-t-elle. Elle est arrivée à Istanbul le premier jour du printemps.

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Dana Atagulova, 25 ans, n’avait jamais voyagé avant de quitter la Russie.

Au début, elle ne connaissait pas un chat. « J’étais complètement perdue », concède-t-elle. En louant des chambres sur Airbnb, elle a connu quelques Turcs sympathiques et d’autres exilés russes. Elle s’est fait un profil sur l’application de rencontre Tinder pour se faire de nouveaux amis. Le succès a été immédiat.

Aujourd’hui, elle est comme un poisson dans l’eau du Bosphore. « Je me sens en sécurité à Istanbul. En plus, je suis privilégiée d’avoir gardé mon emploi dans une entreprise russe parce que je travaille en technologies de l’information », dit-elle.

Elle regarde avec un peu de suspicion les Russes qui débarquent depuis l’annonce de la mobilisation. « Tellement de gens qui soutenaient Poutine au début tentent maintenant de fuir », soupire-t-elle.

Tous les jours, l’organisation Kovcheg, ou L’Arche, reçoit des centaines de demandes d’aide et d’information d’émigrants russes qui cherchent le Nord du Sud. « On héberge temporairement une quarantaine de personnes dans des appartements communs, mais on ne peut pas aider tout le monde. On donne la priorité aux journalistes et aux militants. On travaille avec des gens qui ont des opinions politiques claires », m’explique Eva Rapoport, une des coordonnatrices de l’organisation à Istanbul.

La doctorante en anthropologie, spécialiste de l’Asie, s’est installée en Turquie pendant la pandémie pour écrire sa thèse.

Elle connaissait déjà bien la ville tentaculaire quand la guerre a éclaté et que ses concitoyens ont commencé à affluer. « Je suis contente de pouvoir faire quelque chose pour aider plutôt que de passer la journée à suivre les nouvelles sur mon cellulaire », dit-elle.

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Eva Rapoport, de l’organisation Kovcheg, qui vient en aide aux émigrants russes qui ont quitté le pays pour s’opposer à la guerre.

L’Arche organise des évènements d’information, mais aussi des soirées artistiques antiguerre. Grâce à un immense réseau en ligne, l’organisation offre aussi des conseils juridiques et du soutien psychologique. « À Istanbul, on est en train de créer une communauté. Il y a des gens extraordinaires de Russie qui sont à Istanbul en ce moment », ajoute-t-elle.

Elle peine à comprendre pourquoi les pays occidentaux — à commencer par ceux de l’Union européenne — ferment leurs portes aux Russes les uns après les autres. « Je ne crois pas au concept de punition collective. Vladimir Poutine ne tente pas seulement d’occuper l’Ukraine, il occupe aussi la Russie. Les Russes qui s’opposent à la guerre subissent en ce moment à la fois des sanctions du gouvernement russe et des pays occidentaux », dénonce-t-elle. « Le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est ironique que des pays qui ne sont pas reconnus pour leur bilan en matière de droits de la personne — comme la Turquie, la Mongolie et le Kazakhstan — soient ceux qui accueillent les dissidents et les déserteurs russes en ce moment. »

Igor Kosarev était parfaitement heureux à Saint-Pétersbourg avant la guerre. « J’aime mon pays, j’aime sa littérature. Nous avons des ressources extraordinaires pour construire un avenir radieux. Mais un seul homme est en train de changer tous nos plans », raconte le jeune homme de 25 ans, attablé au café Grão.

En Russie, cet expert de l’alimentation fabriquait du kombucha. Il avait une petite usine.

Comme beaucoup, il est parti dès qu’il a pu après l’annonce de la mobilisation. Il a fait un crochet par la Finlande avant d’atterrir à Istanbul. « Mon corps, il est fait pour l’amour, pas pour la mort », me dit-il, tout sourire.

Son corps est aussi fait pour les tatouages. Il en a de la tête aux pieds. « Mes tatouages racontent des épisodes de ma vie. Quand je serai vieux, ce sera comme une biographie que je pourrai lire », dit-il. Il projette déjà de se faire tatouer un emblématique verre de thé turc en forme de tulipe, pour marquer le nouveau chapitre de son existence.

Il est la plus récente embauche du café des exilés. « Ici, nous sommes en train de construire un nouveau monde. Notre propre avenir », déclare-t-il.

Comme quoi, avec des citrons, on peut toujours faire de la limonade. Et au café Grão, elle a un goût de pamplemousse, de coriandre et de rébellion.

Lisez la chronique « Déserter, mourir un peu »