De passage en Turquie, notre journaliste est allée à la rencontre des Russes – opposants ou déserteurs – qui y ont trouvé refuge. Voici la première chronique d’une série de trois.

Ces jours-ci, Dimitri Nikouline n’a plus beaucoup de certitudes, mais il lui en reste une. S’il n’avait pas fui la Russie, il est convaincu que les probabilités qu'il soit mobilisé par l’armée russe étaient de 100 %. Et de 100 % aussi les probabilités qu'il soit envoyé au front d’une guerre à laquelle il s’oppose depuis le tout début.

« J’ai fait mon service militaire en 2009-2010. J’ai deux spécialités, dont une comme tireur. Je suis parti avant de recevoir la lettre de mobilisation qui allait arriver », dit le Russe de 31 ans avant de prendre une gorgée de Tuborg sur la terrasse d’un pub irlandais d’Istanbul.

Il n’est pas 14 h 30 et il entame sa deuxième pinte depuis le début de l’entretien. Il a insisté pour que la rencontre ait lieu dans un bar plutôt que dans un café comme ceux que compte par centaines la métropole turque, où il est arrivé le 29 septembre.

Crâne rasé – « juste parce que je n’ai pas de cheveux, pas parce que je suis un skinhead », dit-il –, il porte à la boutonnière deux macarons antiguerre. « Les Russes contre la guerre ». « Arrêtez la guerre ».

Dimitri Nikouline sourit, fait des blagues, mais il est à fleur de peau. En partant de la Russie, il a perdu gros. À Moscou, il était gestionnaire d’une entreprise de logistique et dirigeait une centaine d’employés. Il était entouré de sa famille et de ses amis. « Je ne pense pas que je vais revoir la Russie. Ni mes parents. Mon père a 63 ans, ma mère 65 ans. En Russie, à cet âge-là, on est déjà vieux », dit-il, ému, avant de me demander de changer de sujet.

En Turquie, l’avocat de formation se demande bien comment il va réussir à gagner assez bien sa vie pour faire venir sa femme et son bébé de 8 mois, toujours en Russie. « Ce n’est pas facile. Les emplois que je pourrais occuper ici, il y a des hommes turcs qui les veulent aussi », dit-il.

Pour autant, le grand gaillard ne regrette pas une seconde d’avoir pris le chemin de l’exil, comme des centaines de milliers d’hommes et de femmes qui ont plié bagage depuis que Vladimir Poutine a annoncé une mobilisation partielle le 21 septembre dernier.

De ce nombre, des dizaines de milliers sont aujourd’hui en Turquie. On ignore le nombre exact puisque les autorités turques ne le divulguent pas. Le pays – une des destinations touristiques les plus populaires auprès de la classe moyenne russe depuis une vingtaine d’années – est l’un des seuls, avec la Géorgie, l’Arménie et le Kazakhstan, à accueillir les Russes à bras ouverts.

Ces jours-ci, qu’on se promène dans les quartiers centraux d’Istanbul, d’Izmir ou encore de l’une des villes côtières du sud du pays, on entend parler russe absolument partout. On ne doit pas chercher loin pour voir des hommes russes dans la vingtaine marcher dans les rues avec de grands sacs à dos. Ces déserteurs forment la deuxième vague d’émigrants russes à déferler sur la Turquie. La première – composée de journalistes et d’opposants au régime – est arrivée au printemps dernier, tout juste après le début de la guerre.

« Moi aussi, je serais parti avant, mais nous n’avions pas les économies nécessaires, raconte Dimitri Nikouline. Quand la mobilisation a été annoncée, mes parents et mes beaux-parents m’ont donné de l’argent pour que je parte. »

Personne dans ma famille n’est favorable à cette guerre. Mon père a fait la guerre d’Afghanistan, mon grand-père, la Seconde Guerre mondiale. Chez nous, on sait que la guerre, c’est la mort.

Dimitri Nikouline

Morale comme physique.

Ces jours-ci, tous les chemins semblent mener à Istanbul. Depuis le 21 septembre, des milliers de personnes sont arrivées par voie aérienne, mais devant les avions bondés et le prix des billets qui explose, beaucoup de jeunes hommes russes ont dû faire preuve d’imagination.

Dimitri Nikouline, lui, a pris un vol jusqu’à Vladikavkaz, dans le Caucase russe, près de la frontière de la Géorgie.

Au moment où il est arrivé, les autos attendaient en file pendant cinq jours pour franchir la frontière. Il a donc sauté sur sa bicyclette pour faire les 25 derniers kilomètres.

La police avait beau jeu dans ce scénario pour récolter des pots-de-vin des déserteurs potentiels. « Moi, je suis tombé sur un gars de province qui m’a demandé 5000 roubles. 100 $ US. Ce n’était pas plaisant, mais j’ai été chanceux. Il y en a d’autres qui ont dû verser des milliers de dollars », raconte-t-il. De Tbilissi, il a pu prendre un vol jusqu’à Istanbul.

Dimitri Nikouline ne mâche pas ses mots quand il parle de Vladimir Poutine, qui, dit-il, est en train de détruire sa vie et celle de millions de Russes et d’Ukrainiens. Le jour de notre rencontre, les forces russes venaient tout juste de bombarder Kyiv à qui mieux mieux. « C’est terrible, ce qui s’est passé. Ce sont des crimes de guerre. Des crimes contre l’humanité. J’espère qu’un jour, Poutine va payer pour tout ça. »

Comment ? « Je veux qu’il soit en prison. Qu’il réponde de ses actes. La mort, ce serait trop facile pour Poutine. »

À lire samedi : Une limonade au goût d’exil, ou comment les émigrants russes ont mis en place un système d’entraide pour survivre à leur migration forcée.

Des nouvelles de « Marko »

Juste avant de partir en vacances, j’ai écrit une chronique sur mon ami Marko*, un nom fictif que je lui ai donné pour protéger son identité, alors que ce dernier – la peur au ventre – tentait de quitter la Russie après l’annonce de la mobilisation partielle. Vous avez été nombreux à me demander de ses nouvelles. Et elles sont bonnes.

Relisez la chronique « Partir de la Russie, avant que la porte claque »

Marko, qui s’appelle en fait Artëm Prylepskyi et qui est originaire d’Ukraine, a réussi à quitter Moscou avec sa femme et leurs jumeaux âgés de 14 ans. Grâce à des visas de trois ans délivrés par le gouvernement canadien aux ressortissants ukrainiens et à leurs proches, la famille est arrivée à Montréal pour s’y établir. Je vous promets de vous raconter leur histoire bientôt.