(Mykolaïv) « Je ne vais nulle part ! » La réponse fuse, déterminée, irrévocable. Au milieu des gravats, Alexander Zadere ne se laisse pas abattre ni gagner par la peur. Il jure qu’il restera à Mykolaïv, sur la ligne de front de la bataille pour le sud de l’Ukraine. Il restera, quoi qu’il arrive.

Il faut dire que pour lui, le pire est déjà arrivé, sous la forme d’un missile russe. Le 7 mars, au petit matin, l’engin de mort a laissé un trou béant dans un mur de l’appartement de sa mère de 83 ans.

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Alexander Zadere

Alexander Zadere habite l’immeuble voisin. « J’ai entendu l’explosion, j’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu le début d’incendie. Je me suis précipité. » Sa mère était sous le choc, mais miraculeusement indemne. M. Zadere a réussi à l’entraîner jusque dans un abri antiaérien.

« Les Russes pensaient que nous les accueillerions avec des fleurs. Quand ils ont compris que ce ne serait pas le cas, voilà ce qu’ils nous ont fait », peste-t-il. Autour de lui, le chaos : des bibelots en miettes, des photos noircies, des livres calcinés.

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Un missile a traversé le toit de cet immeuble du quartier de Koulbakine, à Mykolaïv.

Quatre-vingt-trois ans de souvenirs envolés.

Les soldats qui ont fait ça savaient très bien qu’ils prenaient pour cible des civils. Ce sont des criminels de guerre, rage-t-il.

Ils pensent que nous sommes des fascistes. Ils se sont fait laver le cerveau par la propagande de Poutine. Je parle le russe. Je pense en russe. Ils disent qu’ils veulent nous libérer. De qui ? De quoi ?

Alexander Zadere, résidant de Mykolaïv

Alexander Zadere habite un immeuble à logements de Koulbakine. Ce quartier de l’est de Mykolaïv se trouve à portée de missiles des forces russes retranchées sur la route qui mène à la ville de Kherson, qu’elles ont conquise au début du mois.

Et les forces russes ne se privent pas.

Des débris et des éclats de verre jonchent le terrain de jeu désert. Des cratères trouent des immeubles de logements. Au détour d’une rue, on tombe sur un missile n’ayant pas explosé à l’impact, planté au milieu du chemin. Personne n’a osé y toucher.

Il règne un silence de mort dans ce quartier plein de vie il y a trois semaines encore. « Ils sont tous partis. Il ne reste que des babouchkas », des grands-mères, laisse tomber Vitaliy Posmitny, un volontaire qui vient en aide aux résidants du quartier.

Soudain, on les entend. Les bombardements. D’abord, un bruit sourd, comme un lointain grondement de tonnerre. Puis, des explosions de plus en plus fortes, de plus en plus rapprochées. Enfin, le vrombissement d’un avion de chasse, qui peut larguer ses bombes à tout moment. Vite, on court aux abris.

  • Des résidants de Mykolaïv, ville prise pour cible par l’artillerie russe, ont trouvé refuge au sous-sol de leur immeuble.

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    Des résidants de Mykolaïv, ville prise pour cible par l’artillerie russe, ont trouvé refuge au sous-sol de leur immeuble.

  • Désormais, ils vivent sous terre jour et nuit.

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    Désormais, ils vivent sous terre jour et nuit.

  • Même sous terre, on entend le bruit étouffé des explosions, à la surface.

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    Même sous terre, on entend le bruit étouffé des explosions, à la surface.

  • Les locataires sortent seulement pour se ravitailler.

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    Les locataires sortent seulement pour se ravitailler.

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On se retrouve dans le sous-sol humide et mal éclairé d’un immeuble de logements, où une vingtaine de personnes ont déjà trouvé refuge.

Ils ne sont donc pas tous partis.

« Depuis que les Russes ont transpercé un immeuble du complexe, le 7 mars, nous vivons dans les sous-sols jour et nuit », explique Oksana Mihalovna, enseignante du quartier. « L’immeuble dans lequel on se trouve comptait vingt familles ; il en reste cinq. »

Même sous terre, on perçoit le bruit étouffé des explosions. « Grads », me dit un vieil homme en pointant le ciel, l’air assuré d’un expert ès missiles, après trois semaines de guerre. Grad, en russe, signifie grêlon. Les roquettes Grad peuvent être lancées en succession rapide d’une distance allant jusqu’à une quarantaine de kilomètres.

Au premier jour de la guerre, le 24 février, les murs du logement de Victor et Halya Arhipovich ont tremblé. Les vitres de leurs fenêtres ont éclaté. « Chaque jour, il y a plus de bombardements, s’inquiète Halya. Vous pensez que c’est fini et, 10 minutes plus tard… boum ! »

  • Un avion de chasse russe a frappé cette maison de Mykolaïv.

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    Un avion de chasse russe a frappé cette maison de Mykolaïv.

  • Traces de combats dans la ville du sud de l’Ukraine

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    Traces de combats dans la ville du sud de l’Ukraine

  • Voiture criblée de balles, dans l’est de la ville

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    Voiture criblée de balles, dans l’est de la ville

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Le couple octogénaire vit désormais sous terre. Quelques vêtements dans un sac de jute, des conserves pour le souper, un simple bac en guise de toilettes. Pour combien de temps encore ?

Leurs enfants et leurs petits-enfants ont fui la ville assiégée.

Nous, nous n’avons nulle part où aller. Qui a besoin de nous, à notre âge ?

Victor Arhipovich, résidant de Mykolaïv

« À Koulbakine, on prend tout en pleine poitrine. On protège les autres secteurs de Mykolaïv », dit un camionneur du quartier, Vitaliy Hoshva.

Et Mykolaïv, à son tour, protège Odessa.

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Soldats ukrainiens à Mykolaïv

La ville industrielle de 476 000 habitants forme l’ultime rempart sur la route d’Odessa, dont le port mythique est vital pour l’économie de l’Ukraine. En principe, il suffit aux forces russes de faire sauter le verrou de Mykolaïv pour lancer l’assaut sur Odessa.

Elles ont bien essayé. Elles sont même entrées dans la ville, aux premiers jours de la guerre. Elles ont été repoussées. Depuis, elles s’enlisent aux portes de Mykolaïv.

À Odessa, tout le monde suit ce qui se passe sur ce front avec une angoisse indescriptible. Beaucoup se disent que ce n’est qu’une question de temps. Lorsque Mykolaïv tombera, ce sera le début de la fin pour Odessa.

D’ici là, Mykolaïv résiste avec la force du désespoir.

Vitaliy Hoshva, le camionneur, a ouvert un centre de ravitaillement d’urgence dans le quartier de Koulbakine. Vêtu d’un gilet pare-balles, un volontaire se risque à livrer des boîtes de conserve et du papier hygiénique. « Il manque du riz, des macaronis, du blé. On manque d’essence, aussi », s’inquiète Vitaliy.

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Centre de ravitaillement du quartier de Koulbakine, dans l’est de Mykolaïv

Au centre, une douzaine de résidants âgés font la queue pour inscrire leurs noms et leurs besoins sur une liste. C’est pour eux que Vitaliy et sa femme ont décidé de rester, malgré les bombes.

« Si nous partons, qui va s’occuper d’eux ? »

À l’autre bout de la ville, Natsya Yatsun transporte son chat dans une cage rose. Un vent glacial fouette son visage. Elle s’apprête à monter à bord d’un autocar pour la Moldavie. « Je pars, dit-elle. J’ai trop peur. »

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Des femmes et des enfants de Mykolaïv sont évacués de la ville.

Elle a longtemps hésité à abandonner Mykolaïv, sa maison, sa vie, ses rêves et ses espoirs. Dimanche, tout a basculé. Il faisait un temps magnifique, ce matin-là. Dans le ciel azur, les avions de chasse russes sont apparus pour frapper des civils à la sortie d’un supermarché. Neuf personnes ont été tuées.

Sur son téléphone, Natsya fait défiler les photos des corps étendus sur le bitume. « Celui-là, il est carrément étendu dans ma cour… » Elle part avec sa mère, parce qu’elle n’en peut plus de ces attaques cruelles et insensées. Elle n’en peut plus de ne pas savoir ce qui attend Mykolaïv. Après la Moldavie, elle ira probablement en Israël, où habite son père.

Avant de lui souhaiter bon voyage, j’ose lui demander son avis sur la dénazification de l’Ukraine promise par Vladimir Poutine. Elle pousse un long soupir. « C’est absurde. Absurde ! Cet homme est malade… »

Chaque jour, des centaines d’habitants de Mykolaïv sont évacués vers Odessa. Pour fuir, ils doivent traverser le pont qui enjambe le Boug méridional. C’est la seule route possible ; les autres sont prises par les soldats russes. Si le pont est détruit, Mykolaïv se retrouvera encerclé par l’ennemi.

Il faut partir tant qu’il en est encore temps.

« Ceux qui voulaient partir sont déjà partis. Ceux qui restent sont des patriotes, ou alors, ils n’ont nulle part où aller », me glisse un volontaire de Koulbakine. « Si les Russes nous encerclent, nous avons du matériel pour tenir une semaine. »

Personne, ici, n’attend de se faire libérer.

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Olek Krechen

Olek Krechen, 63 ans, monte la garde devant l’hôpital des vétérans de Mykolaïv. Dans les années 1980, il a servi dans l’armée soviétique. Il a combattu en Afghanistan aux côtés de soldats russes. Aujourd’hui, des soldats russes bombardent sa ville et forcent sa famille à prendre le chemin de l’exil.

Olek a beau chercher à comprendre, il n’y arrive pas.

Personne ne s’attendait à ce que la Russie et l’Ukraine se fassent la guerre. On a plein d’amis là-bas. On a des proches en Russie…

Olek Krechen

Andrei Bryzhataiy se mêle à la conversation. Lui aussi a servi en Afghanistan, où les troupes soviétiques ont fini par mordre la poussière. « L’Afghanistan, dit-il, a montré qu’on ne peut pas vraiment briser l’esprit d’un peuple. »

C’est une leçon que le Kremlin ferait bien de se rappeler en Ukraine.

Pendant qu’Andrei me parle de mort et de liberté, le ciel se fâche à nouveau. Des bombardements résonnent au loin. Le vétéran ne cille pas. Peut-être ne les entend-il plus.