Les parents d’Olena sont de ceux que Vladimir Poutine prétend « libérer ». Ils vivent à Donyetsk, dans l’est de l’Ukraine, dans une république autoproclamée indépendante. Ils sont Ukrainiens d’après leur passeport, mais Russes par la culture, les traditions, la langue. Ils ne parlent même pas ukrainien.

Ils sont arrivés en Ukraine il y a plus de 40 ans, quand le père a eu un emploi dans la machinerie lourde.

« Ils n’ont pas “émigré” en Ukraine : à l’époque de l’URSS, c’était le même pays, ils n’ont fait que se déplacer », précise celle que ses parents appellent Lena – Olena en russe – et qui vit maintenant au Québec. Elle est tombée amoureuse de la langue française, toute petite, quand ses parents faisaient jouer du Joe Dassin à tue-tête, sans en comprendre un mot. Elle a choisi Montréal.

Depuis 30 ans que l’Ukraine est indépendante, le pays a petit à petit adopté des lois linguistiques pour protéger et promouvoir l’ukrainien, ce qui a causé des frictions politiques.

Mais jamais les parents d’Olena n’ont songé à retourner vivre en Russie. Encore moins espéré une intervention militaire russe.

Ce matin de la semaine dernière, quand un bruit de bombardement a retenti à l’aérodrome, ils ne pouvaient pas y croire. Ils n’en reviennent toujours pas. Et comme tout le monde dans ce pays envahi, ils sont incrédules, terrifiés.

Ils ont mis du ruban dans les fenêtres, pour ne pas qu’elles éclatent, et ferment tout éclairage. Ils vivent selon la règle des « deux murs » : on s’installe à deux murs des fenêtres, dans l’espoir qu’un mur arrêtera un obus ou une balle perdue.

Au début, ses amis de Kyiv passaient les nuits dans le métro. « Mais ils ont presque tous fui, la ville est en train de se vider. Sauf que les hommes n’ont pas le droit de quitter le pays, et mon amie ne veut pas quitter son mari, alors ils se sont déplacés avec les enfants… »

D’autres sont dans la résistance.

Ils m’écrivent juste qu’ils sont en vie. En guerre, c’est tout ce que tu dis.

Olena

« On vivait bien, en Ukraine. On pensait que les médias exagéraient le danger. Il y a des millions de Russes en Ukraine, et des millions d’Ukrainiens en Russie, et j’ai de la famille des deux côtés. Après 2014, on croyait que c’était fini. On a tant donné à la guerre, dans ce pays… Quelque chose d’irréparable se produit. Mais aussi, au lieu de la diviser, je crois que ce conflit va unir et définir la nation ukrainienne. »

* * *

Le grand-père de Tatiana Goi était militaire dans l’armée soviétique, installé en Ukraine. Sa mère ne parle toujours pas ukrainien, bien qu’ayant vécu presque toute sa vie à Kyiv. Tatiana, elle, a vécu à Kyiv, est allée à l’école ukrainienne, est passionnée d’histoire et de littérature ukrainiennes. Les gens à l’université étaient surpris qu’elle parle russe, tellement elle maîtrise la langue. Mais « je suis Russe », me dit-elle au téléphone.

Comme bien des Russes, elle a d’abord applaudi l’arrivée au pouvoir de Poutine, il y a 22 ans. Après les années de misère qui ont suivi la dissolution de l’URSS, l’arrivée d’un homme fort en 2000, qui allait restaurer l’ordre dans cet immense pays à la dérive, lui semblait une très bonne chose. Elle se souvient de son grand-père, qui répétait combien la dissolution de l’URSS avait été une « très grave erreur ».

Elle se souvient surtout des années 1992-1993, quand, à 10 ou 11 ans, sa mère l’envoyait faire les courses. Il lui fallait faire trois ou quatre épiceries pour trouver du lait, du pain de la crème sure, parfois des œufs, si par miracle on en trouvait.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Tatiana Goi avec ses parents et sa fille à Kyiv, en janvier dernier

Mais tout ça est loin, comme l’époque où, dans certains quartiers de Kyiv, il était mal vu de parler ukrainien. Même si le pays est encore beaucoup plus pauvre que la moyenne européenne, son niveau de vie a augmenté, son identité s’est affirmée.

Et elle a beau se dire Russe, cette doctorante en psychologie aussi installée à Montréal n’en est pas moins horrifiée par l’agression décidée par le président russe, qu’elle voit depuis plusieurs années comme « un homme très dangereux ».

« En Ukraine, peu importe l’origine, qu’on soit Tatar, Ouzbek, Russe [l’URSS encourageait le déplacement des nationalités dans le pays], j’ai des amis de toutes origines : il n’y a pas de différence, tout le monde est sous le choc », me dit-elle.

La Révolution de 2014, qui a expulsé le président prorusse Viktor Ianoukovytch, et qui a été suivie de l’invasion russe de la Crimée et des territoires de l’Est, a vu des Ukrainiens s’opposer. L’ONU estime à 14 200 le nombre de morts (dont 3400 civils) dans les affrontements armés dans l’Est ukrainien depuis 2014.

Mais Tatiana Goi ne connaît personne ayant anticipé, encore moins espéré une intervention militaire russe comme suite aux évènements de 2014.

« On a été élevés dans la peur de la guerre », me dit Tatiana. Le 9 mai est encore une grande fête, qui souligne la fin de la Seconde Guerre mondiale [le 9 est la date de la capitulation allemande à l’heure de Moscou, alors qu’on commémore le 8 mai en Europe]. La bataille de Kyiv a fait un demi-million de morts en deux mois, en 1941.

« Le peuple ukrainien a payé très cher, le peuple allemand aussi, d’ailleurs, ce sont toujours les gouvernants qui décident des guerres…

« Toute petite, à l’école, il était toujours question de paix, c’était dans les devises, sur les cartes postales, partout : pour la paix dans le monde. Et là, l’histoire se répète… 

« Sauf que cette fois, c’est notre frère russe qui attaque, c’est encore pire. C’est comme Caïn et Abel dans la Bible. On ne comprend pas. »

Et d’après elle, s’il faut chercher un parallèle entre les nazis de 1941, encore vifs dans les mémoires à Kyiv, et ce qui se passe aujourd’hui, ce n’est pas en Ukraine qu’il faut chercher, mais plutôt au Kremlin.