En prenant le pouvoir le 15 août dernier, les talibans ont promis qu’ils avaient changé. Six mois plus tard, même si leur régime est moins dur qu’au début des années 2000, la capitale afghane ne s’en porte pas mieux. Des Afghans – à Kaboul et en exil – voient tout ce qu’ils aiment leur filer entre les doigts. Témoignages.

Kaboul dans le désert

PHOTO ZOHRA BENSEMRA, ARCHIVES REUTERS

À l'instar du parc Shahr de Kaboul, ce parc d'attractions situé en périphérie de la capitale semblait quasi désert lors du passage de ce taliban, l'automne dernier.

Un tour de manège. Une crème glacée. Une conversation sur l’herbe avec les copines. Il y a à peine six mois, Marzia Mohammadi savait qu’elle n’avait qu’à mettre les pieds au parc municipal de Kaboul, le parc Shahr, pour passer un bon moment. Pour oublier tout le reste.

« Aujourd’hui, le parc Shahr, c’est le Sahara. Complètement désert », raconte la jeune femme de 23 ans de son domicile de Kaboul. La conversation se déroule par vidéoconférence et sans traducteur : directrice d’une organisation qui combat la pauvreté, l’Association sociale afghane pour les femmes (ASOW), elle parle couramment anglais.

PHOTO FOURNIE PAR MARZIA MOHAMMADI

Marzia Mohammadi, à droite, avec une représentante du Programme alimentaire mondiale (au centre) et une employée de son organisation, ASOW

Ces jours-ci, il n’y a nulle part pour prendre l’air dans le Kaboul des talibans, dit-elle. Les femmes ne peuvent sortir sans être accompagnées par un homme de leur famille. Ça lui rend la vie difficile, mais pas impossible. Et alors que des dizaines de milliers de femmes sont aujourd’hui sans emploi, elle travaille. Beaucoup.

Au moment de notre rencontre virtuelle, il était 21 h 30 à Kaboul et elle venait tout juste de rentrer à la maison après une journée exténuante. « Après l’arrivée des talibans, je n’ai pas pu travailler pendant deux mois. Les talibans empêchaient toutes mes employées féminines de travailler. Mais maintenant, parce que nous collaborons directement avec les Nations unies, nous sommes toutes de retour au boulot », raconte Marzia Mohammadi.

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Son pays est au bord du précipice de la faim et elle travaille d’arrache-pied avec ses 40 employés pour venir en aide à ceux qui ont déjà un pied dans le vide. Son travail consiste notamment à repérer les familles les plus vulnérables et à s’assurer qu’elles reçoivent de l’aide du Programme alimentaire mondiale (PAM) des Nations unies.

La semaine passée, une mère s’apprêtait à vendre son bébé garçon pour 10 000 afghanis (soit 133 $). Pas un bébé fille, comme on le voit souvent en Afghanistan, mais son petit garçon. Le désespoir est de plus en plus palpable.

Marzia Mohammadi

Les Nations unies estiment que près de 60 % des Afghans ont actuellement besoin d’aide humanitaire pour passer l’hiver. Et pas seulement à la campagne. La capitale afghane, happée par un taux de chômage astronomique, est tout aussi touchée.

« Ce n’est pas qu’il n’y a pas de nourriture dans les marchés ! Au contraire, les marchés sont pleins, mais la majorité des Afghans n’ont pas d’argent. Soit parce qu’ils n’ont pas de salaire, soit parce qu’ils ne sont pas capables de retirer d’argent », note Charlotte Rose, de Save the Children. Établie à Kaboul, elle voit les longues files devant les banques tous les jours.

  • Les étals des marchés, comme ici à Kaboul, sont pleins, mais les Afghans peinent à trouver l'argent nécessaire.

    PHOTO MOHD RASFAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Les étals des marchés, comme ici à Kaboul, sont pleins, mais les Afghans peinent à trouver l'argent nécessaire.

  • File d'attente devant un guichet bancaire dans la capitale, Kaboul, le 8 février

    PHOTO HUSSEIN MALLA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

    File d'attente devant un guichet bancaire dans la capitale, Kaboul, le 8 février

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Les familles qu’elle rencontre ne mangent qu’un repas par jour. Et ce dernier se résume à un morceau de pain. C’est tout. Dans de telles circonstances, les talibans sont un peu le cadet de leurs soucis.

Mme Rose croit que c’est la communauté internationale qui doit être tenue responsable de cette crise humanitaire qui est en train d’avaler tout le pays six mois après le départ des Américains et de tous leurs alliés. « Ces gouvernements ont dépensé des centaines de milliards. Et là, ils sont partis en éteignant les lumières et en asséchant leur aide. Et ce sont 5 millions d’enfants qui ont faim », dénonce la porte-parole de l’organisation humanitaire implantée en Afghanistan depuis 40 ans.

PHOTO FOURNIE PAR MARZIA MOHAMMADI

Des Afghans reçoivent de l'aide alimentaire à Kaboul.

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Marzia Mohammadi n’arrive pas au même constat. Selon elle, ce sont les talibans qui sont responsables du désastre qu’ils doivent maintenant gérer. « De la pauvreté et de la faim, il y en avait avant en Afghanistan, mais maintenant qu’ils sont au pouvoir, c’est hors de contrôle », dit-elle, dégoûtée. Et elle leur en veut.

PHOTO ALI KHARA, ARCHIVES REUTERS

Distribution de pain aux indigents à Kaboul, le 31 janvier

Des Afghanes plus âgées lui disent que les talibans qui étaient au pouvoir au moment de l’invasion américaine en 2001 étaient bien pires. « Elles me disent que les talibans d’aujourd’hui nous laissent au moins sortir de chez nous, rire dans les rues et porter pas mal ce que nous voulons. Nous n’avons pas à porter la burqa. C’est peut-être vrai, tout ça, mais moi, qui n’ai pas vécu cette époque, je constate que je n’ai plus du tout les mêmes libertés que sous l’ancien gouvernement », dit-elle.

Née en Iran, où sa famille était réfugiée, Marzia Mohammadi avait 6 ans quand elle s’est installée à Kaboul après l’invasion américaine. Elle y a grandi, fait des études universitaires en économie et jusqu’au 15 août, elle s’y épanouissait. « J’avais retrouvé mon pays. » Et là, elle a l’impression de le voir glisser dans les sables mouvants d’un désert aride. Sans plaisir.

Des nouvelles de Samira

PHOTO STRINGER, REUTERS

Samira Khairkhwah (au centre) lors d'une manifestation à Kaboul le 3 septembre dernier

« On m’a offert un emploi à la télévision, mais j’ai refusé. La télévision est maintenant sous le contrôle des talibans et je suis convaincue que ce n’est qu’un piège, pour que je me montre », dit Samira Khairkhwah, jointe en Afghanistan. Il y a cinq mois, quand elle m’a donné une première entrevue, cette porte-parole d’une société d’électricité afghane organisait quotidiennement des manifestations avec d’autres militantes pour défendre les droits des femmes menacés par le nouveau régime. Elles faisaient les manchettes des médias du monde entier.

Je craignais pour sa vie. Je n’avais pas tort. Les menaces des talibans, raconte-t-elle, ont commencé à pleuvoir juste après notre entretien. Intimidé, son employeur lui a dit que c’était mieux si elle « prenait une pause » de son emploi. Le 19 janvier, deux de ses compagnes de lutte, Tamama Paryani et Parwana Ibrahimkhil ont été arrêtées par des talibans et ont depuis disparu. Aujourd’hui, Samira vit cachée, dans la peur, mais toujours connectée au reste des résistantes. « Nous ne baissons pas les bras », assure-t-elle. Elle ne voit cependant plus d’avenir pour elle en Afghanistan et cherche aujourd’hui à fuir le pays. « La communauté internationale devrait continuer à sortir le plus grand nombre possible de femmes d’Afghanistan. On ne compte pas dans ce pays. »

Lisez notre première chronique consacrée à Samira Khairkhwah et aux militantes afghanes

Les fleurs fanées du Flower Street Cafe

PHOTO JASON P. HOWE, TIRÉE DU MAGAZINE AFGHAN SCENE

Timur Nusratty, il y a de nombreuses années, dans l'enceinte de son restaurant de Kaboul, aujourd'hui fermé

C’est impossible d’oublier une soirée passée au 4, rue Taimani. Dans le grand jardin de l’élégante demeure du centre de Kaboul, c’est une ville festive et cosmopolitaine que l’on découvrait en ce beau soir de septembre 2005. Bien à l’abri, derrière de grands murs couverts de verdure.

On faisait presque abstraction de la menace constante que les talibans faisaient planer sur le pays, sur la capitale. Les explosions. Les combats avec les soldats de l’OTAN. Les enlèvements.

Les convives, assis autour de l’immense nappe posée sur l’herbe, étaient des quatre coins du monde. Certains sirotaient un verre de vin, d’autres dégustaient une assiette de Kabouli pilau, le plat national préparé avec soin dans la grande cuisine en plein air. Tous bavardaient avec leurs voisins de nappe, tantôt des journalistes de passage comme moi, mais la plupart du temps, des expatriés travaillant à Kaboul.

Au cœur de cette atmosphère de fête, des Afghans de la diaspora qui avaient décidé de quitter les États-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne où ils étaient nés ou avaient grandi pour mettre leur jeunesse au service de l’Afghanistan. Cet Afghanistan post-talibans où tous les rêves étaient encore permis.

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« Pendant ces années-là, Kaboul, c’était une ville en plein essor, se souvient Timur Nusratty, joint en Californie. Le 4, rue Taimani, c’était chez lui à l’époque, un chez-lui qu’il partageait avec quatre autres amis. Une communauté tissée serré comme un tapis afghan.

De père afghan et de mère américaine, Timur Nusratty était en train de terminer ses études de droit à l’Université Columbia à New York quand des avions ont percuté les tours jumelles le 11 septembre 2001. À la télévision, qu’il regardait dans un bar de Manhattan, on parlait d’Oussama ben Laden, des talibans, de l’assassinat presque simultané du combattant Ahmad Shah Massoud. De l’Afghanistan, quoi !

« Mon plan, c’était de travailler pour une grosse firme d’avocats, mais au lieu de ça, j’ai décidé de partir en Afghanistan. Pour y vivre. » En 2004, il s’est lancé tête première comme des centaines d’autres Afghans de la diaspora. Il a contribué à l’établissement du réseau cellulaire Roshan, une société de l’Aga Khan, qui a eu un impact majeur sur le pays et qui continue de jouer un rôle capital aujourd’hui.

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Fier fils du premier restaurateur afghan en Californie, Timur Nusratty a aussi décidé d’ouvrir son propre établissement à Kaboul. Le Flower Street Cafe servait des déjeuners légendaires aux Afghans et à la communauté internationale de Kaboul. « C’était tellement excitant d’ouvrir mon propre commerce ! Ça me paraissait être la chose à faire », dit-il aujourd’hui, près de 10 ans après avoir fermé son établissement.

Les belles années de Kaboul, ç’a été entre 2003 et 2010. Après, on a senti une certaine fatigue. C’était difficile de faire des affaires, il y avait beaucoup de corruption. Plus d’attentats. Les gens ont commencé à partir doucement.

Timur Nusratty

Ce qui restait de ce Kaboul international a disparu d’un coup il y a six mois après le retour des talibans au pouvoir. Les ambassades se sont vidées ; les militaires étrangers sont partis après avoir procédé à l’évacuation de plus de 140 000 personnes, et les quelques travailleurs humanitaires qui vivent toujours dans le pays aujourd’hui ont bien peu de lieux publics à fréquenter.

Des dizaines de cafés, restaurants et maisons d’hôtes des « belles années », il ne reste plus que l’hôtel Serena, aussi bâti par l’Aga Khan, pour accueillir les visiteurs internationaux.

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Aujourd’hui, Timur Nusratty, sa femme – une Britannique rencontrée à Kaboul – et ses deux filles vivent en Californie. Le quadragénaire écrit un livre de cuisine en forme d’hommage culturel à ce pays à l’histoire tragique. Il continue aussi de faire des affaires avec l’Afghanistan, à distance. Il n’y a plus remis les pieds depuis 2017. Lors de cette dernière visite, il a évité de peu l’explosion d’une bombe au centre-ville de la capitale. Et il ne s’y aventurerait pas sous le nouveau régime.

IMAGE TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE THE HALFGHAN CHEF

Timur Nusratty

Malgré tout, l’Afghan-Américain est convaincu qu’il pourra un jour y retourner. Avec ses filles. Il sait qu’il ne retrouvera pas le Kaboul du Flower Street Cafe, appartenant aujourd’hui à une époque révolue, mais il est convaincu que le pays ne retournera jamais complètement en arrière. Que les 20 années de présence internationale ont laissé une marque indélébile sur le pays d’Asie centrale.

L’Afghanistan d’aujourd’hui, ce n’est pas l’Afghanistan des années 1990. Les jeunes qui ont grandi dans les années 2000 ont accès à l’information. Ils savent qu’il y a un monde plus grand autour d’eux. Ils y sont connectés.

Timur Nusratty

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Si Timur Nusratty retient une leçon de ces années afghanes, c’est que la démocratie ne pourra jamais être imposée dans le pays. « Oui, il y a des millions de personnes qui voulaient une démocratie en Afghanistan, mais il y a tout un autre pan de la société – des millions et des millions d’autres Afghans – qui voulait autre chose », dit-il. Qui voulait les talibans.

Même s’il n’est pas un fan du gouvernement de facto, même s’il est chamboulé quand il parle de l’impact des décrets des ultrareligieux sur la vie des femmes, Timur Nusratty croit que le dialogue avec les talibans est la seule voie possible. « On ne change pas quelqu’un en lui claquant la porte au visage », croit-il, conscient que la communauté internationale et la diaspora afghane sont divisées sur la question.

Dans les belles années de Kaboul, ce sujet aurait été l’occasion de discussions animées et d’une soirée à la belle étoile au 4, rue Taimani.