La fille de pasteur du Tennessee. Une Noire américaine convertie à l’islam. Une Juive américaine qui venait de finir son service militaire en Israël. Une réfugiée palestinienne. Une brunette caucasienne d’un village de Caroline du Nord.

Et moi, la fille de Lévis.

Toutes les six, nous vivions ensemble dans ce qui aurait pu être une tour de Babel, mais qui, miraculeusement, ne l’était pas. Nous n’avions pas 20 ans et nous cohabitions dans la même aile – exclusivement féminine – d’une résidence étudiante de l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill.

Pendant que les années 1990 de la présidence Clinton battaient leur plein et que la division entre étudiants blancs et étudiants noirs était manifeste dans le reste de ce campus verdoyant du sud des États-Unis, nous vivions dans un monde parallèle.

Avec une trentaine d’autres étudiants d’horizons hétéroclites, nous faisions partie d’Unitas, une « expérience d’apprentissage et de vivre-ensemble multiculturel ».

En plus de suivre nos cours réguliers pour obtenir notre baccalauréat, nous nous rencontrions tous les mercredis soir, en présence de deux professeurs de sociologie et d’anthropologie, pour explorer toutes les facettes de la diversité, qu’elle soit religieuse, raciale, culturelle, économique, sexuelle ou idéologique. Pour lire l’auteure féministe noire bell hooks ou le philosophe canadien Charles Taylor. Martin Luther King Jr., Gandhi et Malcolm X.

Ça brassait souvent, mais nous étions obligés de nous écouter et de trouver le moyen de résoudre les conflits. Notre bien-être quotidien en dépendait : nous partagions une seule cuisine à 36 !

Les souvenirs de cette année formatrice, pour ne pas dire transformatrice, au sein d’Unitas sont remontés à la surface cette semaine. Lundi, la Cour suprême des États-Unis a annoncé qu’elle entendrait une contestation des politiques d’admission de l’Université de Caroline du Nord (UNC) ainsi que de celles de l’Université Harvard, où j’ai aussi étudié.

Dans les deux cas, l’organisation Students for Fair Admissions (Étudiants pour des admissions justes) demande au plus haut tribunal américain de mettre fin à la politique de « discrimination positive ». À Harvard, une université privée. À la UNC, une université publique.

Dans les deux cas, les universités choisissent leurs étudiants en utilisant une approche dite « holistique ». Elles prennent en compte à la fois les notes, l’implication extracurriculaire et la personnalité des candidats avant de faire une offre d’admission.

Selon les plaignants, qui sont des étudiants dont la candidature a été rejetée par l’une ou l’autre des universités, le critère de la personnalité – particulièrement subjectif – est utilisé pour faire une place aux minorités marginalisées et devient une barrière à l’admission de beaucoup d’étudiants blancs et asiatiques plus « méritants ».

La poursuite soutient que cette approche viole la Constitution du pays et la loi sur les droits civiques. « Si nous l’emportons, ça mettra fin à cette pratique partout au pays. Dans des centaines d’universités », m’a dit au téléphone le patron de Students for Fair Admissions (SFFA), Edward Blum.

* * *

Ce n’est un secret pour personne. Si SFFA l’emporte devant les magistrats majoritairement conservateurs de la Cour suprême, les Noirs américains, les Autochtones et les Latinos – tous sous-représentés dans l’éducation supérieure du pays – auront encore plus de difficulté à accéder à une université de renom.

Et l’effet pourrait se faire sentir pendant des décennies. Pour beaucoup, la fréquentation d’un établissement de bonne réputation est directement liée aux perspectives d’ascension sociale et de succès professionnel. Voire à la chance d’avoir un poids sur la société américaine.

À l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill, fleuron d’un État qui se remet encore du legs de 200 ans d’esclavagisme, la fin des politiques de discrimination positive serait une catastrophe.

À l’époque d’Unitas, tous les Noirs américains qui prenaient part au programme étaient les premiers de leur famille à faire des études universitaires. Sans exception. Ils étaient fiers de ce statut, mais portaient aussi sur leurs épaules l’immense responsabilité de ne pas décevoir tant leurs proches que la grande communauté noire de l’État.

Beaucoup avaient trouvé leur arrivée sur les bancs de l’université difficile. Venant de quartiers défavorisés, ils avaient trop souvent eu accès à des écoles primaires et secondaires de piètre qualité et devaient prendre des bouchées doubles.

Dans une université vieille de plus de 200 ans – où le premier étudiant noir n’a été admis qu’en 1951 –, ils se sentaient de trop et se serraient les coudes.

Le jour de notre collation des grades, j’en ai vu plusieurs pleurer de joie et de soulagement dans les bras de leurs parents.

Deux décennies plus tard, les Noirs américains sont toujours sous-représentés sur le campus. S’ils forment 20 % de la population de l’État qui finance l’université, ils ne sont que 8 % des étudiants.

On observe la même chose à Harvard. On n’y retrouve que 6 % d’étudiants noirs malgré un pourcentage national atteignant 13 %, selon le dernier recensement.

On repassera pour l’effet magique de la discrimination positive ! Il reste encore bien du chemin à faire pour parler de véritable équité.

D’ailleurs, ces jours-ci à la UNC, beaucoup dénoncent le fait que les deux tiers des membres du conseil d’administration de l’université sont des hommes blancs. Le manque criant de professeurs issus de la diversité fait aussi couler beaucoup d’encre.

Si la Cour suprême donne raison aux plaignants lorsqu’elle entendra la cause à l’automne, je crains que l’expérience d’Unitas ne m’apparaisse plus comme un souvenir heureux, mais plutôt comme une promesse déçue.