« Mais qu’est-ce que j’ai fait à la rue ? Je l’ai servie ! »

Au bout du fil, Zine el-Abidine Ben Ali n’a pas la voix d’un dictateur qui régnait sur la Tunisie depuis 23 ans, mais plutôt celle d’un petit garçon qui ne comprenait pas trop pourquoi plus personne ne voulait jouer avec lui.

Pourtant, ça faisait trois semaines que des milliers de Tunisiens manifestaient et demandaient la fin de la corruption et de la répression politique. Le départ du président.

À l’autre bout du fil, on entend celui qui, lors de l’appel du 14 janvier 2011, était ministre de la Défense, Ridha Griral. À mots couverts, il essaie de faire comprendre au chef d’État, qui a quitté le pays la veille pour escorter sa famille jusqu’en Arabie saoudite, qu’il ferait mieux de ne pas revenir. « Il y a une colère dans la rue que nous ne pouvons pas décrire, dit-il au président. Nous ne pouvons pas garantir votre sécurité. »

PHOTO HOLLY PICKETT, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Manifestation sur l’avenue Bourguiba, dans le centre de Tunis, en Tunisie, le 17 janvier 2011

Cet appel téléphonique fascinant ainsi que plusieurs autres qui ont eu lieu entre l’homme fort et ses proches collaborateurs alors que son régime s’effondrait ont été rendus publics jeudi par la BBC pour le 11anniversaire de la révolution tunisienne.

Écoutez les conversations du président Ben Ali (BBC) (en anglais)

En écoutant ces conversations où se mêlent le français et l’arabe, on a l’impression de remonter dans le temps. De retourner dans un des moments forts de la précédente décennie. Au plus beau du Printemps arabe. Au moment où les citoyens de Tunisie et de nombreux pays à majorité musulmane ont pris conscience de la force du nombre. Au moment où les dictateurs de la région ont compris qu’ils étaient sur des sièges éjectables. À un moment qui n’a pas duré.

Pendant que Ben Ali parlait au téléphone à partir de l’avion qui l’amenait vers l’exil, moi, j’embarquais dans un avion à Paris qui m’amenait vers Tunis.

Il était plein à craquer, cet avion. Plein de Tunisiens qui voulaient faire partie de ce moment révolutionnaire.

C’était l’heure des héros. Ceux qui avaient tenu tête à Ben Ali et à sa clique, dont notre pilote. Quelques heures plus tôt, le commandant de 37 ans avait refusé d’aider des proches du président à fuir la Tunisie vers la France. Il a eu droit à une longue ovation des passagers et a tenu une conférence de presse impromptue dans la cabine de pilotage.

Lisez l’histoire du pilote tunisien (La Presse)

À cause du couvre-feu, nous avions tous passé la nuit sur le plancher de l’aéroport de Tunis-Carthage avant de mettre les pieds dans la Tunisie nouvelle. Ne sachant plus qui étaient leurs patrons, les agents à la frontière avaient remplacé leurs uniformes par un jean et un t-shirt.

La rue, elle, ne savait plus trop quoi faire d’elle-même, hésitant entre la torpeur et l’allégresse. Des tireurs à vue se cachaient sur les toits, tentant de semer le chaos dans cet État en transition. Malgré cela, les mots jaillissaient de la bouche des Tunisiens interviewés comme de la lave d’un volcan que l’on avait cru inactif, mais qui n’était qu’en dormance. Les jeunes et les vieux se croyaient dorénavant invincibles, capables de tout. Et c’était contagieux.

Onze ans plus tard, le centre-ville de Tunis est à nouveau le théâtre de manifestations contre le pouvoir en place. À nouveau, des Tunisiens demandent à leur président de partir.

PHOTO FETHI BELAID, AGENCE FRANCE-PRESSE

Affrontements entre manifestants et forces de l’ordre, vendredi

Ce président, Kaïs Saïed, ils l’ont élu de manière démocratique en 2019. En principe, il aurait dû veiller à protéger les acquis de la seule révolution de 2011 qui ait mené à une démocratie, mais au lieu de ça, en juillet dernier, le populiste a profité d’une période de grogne populaire pour s’approprier presque tous les pouvoirs en invoquant un article de la Constitution.

En quelques heures, il a suspendu le Parlement, viré le gouvernement, intenté des procès contre une poignée de politiciens. Il gouverne depuis par décrets.

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Le président de la Tunisie, Kaïs Saïed

Au début, il avait l’appui tacite d’une grande partie de la population, qui n’en pouvait plus de la pagaille politique et du marasme économique, mais les promesses de redressement miracle ont depuis pris l’eau.

Cette semaine, à la veille de l’anniversaire de la révolution, Kaïs Saïed a imposé un couvre-feu et interdit tous les rassemblements à l’intérieur et à l’extérieur en utilisant la pandémie comme justification.

Cette fois, ça ne passe pas comme une lettre à la poste. Malgré un grand déploiement policier, ils étaient des centaines vendredi à crier : « À bas le coup d’État ! Le peuple veut la fin du coup d’État ! » Beaucoup étaient des supporters du parti islamiste Ennhada, mais il y avait aussi parmi les manifestants des gens de gauche et des libéraux. Des militants des droits de la personne. Des adolescents.

L’un d’eux, à peine âgé de 15 ans, a été roué de coups par les forces de l’ordre, ont rapporté vendredi les journalistes de l’AFP sur le terrain. Des journalistes ont été appréhendés. Les canons à eau et les gaz lacrymogènes ont repris du service.

Tout ça commence à ressembler étrangement à janvier 2011.

Juste avant l’éveil du volcan.