(Mayfield, Kentucky) Il travaille de jour à l’abattoir de poulets. Elle travaille de soir à l’usine de chandelles.

Vendredi après la job, comme tous les soirs, Tim McCampbell est allé chercher sa fille de 3 ans. Il était question de tempête, peut-être de tornade, mais ici, des alertes de tornade, ça va et ça repart aussi vite.

La petite était couchée quand la sirène s’est fait entendre.

« J’ai regardé par la fenêtre, on voyait des flashs dans le ciel… Et le bruit ! Comme un ventilateur géant dans ton oreille… »

Il a compris que c’était pour vrai, cette fois.

Il s’est couché par-dessus son enfant en attendant que ça passe, c’est tout ce qu’il a pensé à faire. Trente secondes plus tard, il n’y avait plus un son, plus de lumière. La maison avait tenu.

Le téléphone a sonné. C’était sa blonde à l’usine.

« Viens me chercher ! On est coincés ! »

Elle était sous les débris de l’usine de la Mayfield Consumer Products, tout juste en bas de la rue, où l’on aperçoit l’immense amas, et où l’on cherche encore quatre jours plus tard…

La voisine était dehors, sur son terrain, à regarder autour, comme tout le monde. Elle est venue garder l’enfant.

Il a couru comme un fou à l’usine.

On n’y voyait rien, il n’y avait ni électricité (il n’y en a toujours pas) ni la moindre lumière. Les secours commençaient à arriver.

« J’entendais les gens crier : ‟À l’aide ! À l’aide !” Et je voyais des lumières de téléphones à travers les tas de débris. » Des bouts de bois, de métal, de toutes les grosseurs, de la machinerie, tout ça empilé absurdement. Après trois appels, le téléphone de sa copine a cessé de fonctionner.

Il a enlevé autant de matériaux qu’il a pu, sans trop voir ce qu’il faisait. Deux cousins, des voisins du bout de la rue, en sont sortis. Ils étaient au moins deux mètres sous les décombres.

Quatre heures plus tard, il a appris qu’elle avait été secourue.

« Sa mère travaille avec elle, et quand ils se sont mis à l’abri, elle l’a prise sous elle pour la protéger, vous comprenez, c’est sa fille… Elle a aussi pris son meilleur ami. Mais il est mort juste à côté d’elle, elles n’ont rien pu faire… Un gars de 21 ans. Ils ne savent pas ce qui s’est passé, il faisait si noir et les gens criaient… »

L’homme qui me raconte tout ça s’appelle Tim McCampbell. Il venait de sortir de la maison, avec des vêtements, les cadeaux de la petite, une télé…

« C’est le gérant qui m’a ouvert, parce que la clé est restée dans la voiture de ma copine, et sa voiture est disparue dans le parking de l’usine… »

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Tim McCampbell quitte sa maison avec les vêtements de sa copine, qui a été blessée dans l’effondrement de l’usine de chandelles

Ce qui fait scandale en ce moment, c’est que, d’après plusieurs témoignages, les patrons ont ignoré la première alerte et n’ont pas évacué l’usine. Au moins huit personnes y sont mortes. À la deuxième alerte, tout le monde s’est abrité dans l’usine. Le toit a levé. Les murs se sont effondrés. Et tout est retombé sur les ouvriers.

« Ils lui ont dit de continuer de travailler malgré la première alerte », dit McCampbell.

Ils habitent dans un quartier de logements sociaux que les Américains connaissent sous le nom de « section 8 », qui est du logement social financé par le gouvernement fédéral, pondéré selon les revenus.

« Il n’y a pas beaucoup d’argent, ici, alors des jobs à 13 $, 14 $ de l’heure, tu ne veux pas perdre ça… »

Elle s’en est tirée avec des fractures du bassin et des côtes ainsi que des brûlures dues aux produits chimiques qui se sont répandus. Plus un choc post-traumatique.

Dès qu’il fait noir, elle entend des gens crier, elle ne peut pas le supporter.

Tim McCampbell

Dans les rues de cette petite ville du sud-ouest du Kentucky rural, le nettoyage a déjà commencé. Les arbres ont été enlevés des routes. Les poteaux de téléphone et d’électricité sont tassés. Partout, des ouvriers ramassent des débris, tassent des objets, pendant que d’autres réparent les toits.

Partout, des équipes s’affairent, qui arrivent de partout dans le pays. Des bénévoles offrent des sandwichs et de l’eau aux travailleurs. Les gens des quartiers épargnés commencent à prendre la mesure des dégâts, en marchant, ahuris, au milieu des ruines qui semblent suivre un dessin précis.

Après le choc et la panique, une sorte de calme et de concentration s’est installée. Il y a tant à faire…

« Une chance que j’étais en prison, ça m’a sauvé, parce que je serais peut-être mort », me dit Andre Brown.

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Andre Brown, qui travaille à l’usine de chandelles

« Je travaille à l’usine de chandelles dans le quart de soir, sauf que je dois faire de la prison pour six fins de semaine… Facultés affaiblies, ouais, c’est pas ma première arrestation… »

Il dormait donc à la prison quand la tornade a frappé. Il aurait aussi pu y passer, puisque la prison est dans le palais de justice, et que sa partie centrale s’est effondrée. Si bien que la soixantaine de détenus ont dû être menottés et envoyés à la prison du comté voisin. « Me reste quatre fins de semaine à purger… »

Robert Miller aussi a fait de la prison, et c’est pour ça qu’il a quitté Cincinnati pour cette petite ville tranquille. Il a trouvé Dieu et s’occupe de la maison de transition gérée par son église.

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Robert Miller, dans les décombres de la maison de transition qu’il gère

« J’étais sur la galerie et je regardais la tempête. »

D’habitude, j’ignore les avis de tornade, mais cette fois, une sorte d’instinct, moi je dirais Dieu, m’a dit que c’était sérieux. Je voyais du bleu dans le ciel.

Robert Miller

« Je me suis rappelé ce que ma mère m’a dit : va dans un placard et protège-toi avec des matelas. Je m’en suis fait comme un igloo, et j’ai traîné les gars avec moi. Le cinquième a juste eu le temps de se cacher dans la toilette. J’entendais la vitre éclater. Et 30 secondes après, plus rien… »

Il me fait visiter la maison, dont l’étage supérieur est totalement rasé.

« Je suis allé voir les pompiers, ils m’ont donné une lampe pour aller voir les voisins. Dans une maison, une vieille dame était morte… Je l’ai sortie. Dans une autre maison, j’ai vu une mère avec un petit enfant, 4 ou 5 ans… il était mort. »

Le tracé de cette tornade est d’une longueur inouïe. Elle a fait des dommages sur 300 km, de l’Arkansas à l’Ohio.

Mais en même temps, les dommages sont dans un corridor étroit, et de chaque côté, tout est resté à peu près intact.

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Keith Perkins, un menuisier, a entendu la tornade frapper à deux blocs de chez lui.

« Je m’en suis remis à Dieu. J’ai mis mon casque de moto et je me suis assis dans le salon en attendant que ça passe.

– Pourquoi le casque ?

– Il faut faire confiance à Dieu, mais il ne faut pas le provoquer. »

Rick Folley s’est fait dire d’aller passer la nuit dans un refuge. Les trois quarts de sa maison s’étaient envolés pendant qu’il se cramponnait à un tuyau dans la toilette.

Mais il est retourné.

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Robert Folley, assis devant cette ruine qui fut sa maison

« J’ai deux chats… »

Il faisait noir. Il a marché sur un objet. Il s’est penché.

« C’était le portrait de ma femme, elle est morte à 22 ans en donnant naissance à mon fils, il y a 38 ans… Je me suis dit : au moins, ça, je ne l’ai pas perdu. »

Un chat est revenu. L’autre ? « Je sais où il est, mais il a peur, il attend encore… »

En cette fin de journée, il est assis devant cette ruine qui fut sa maison. Il contemple le voisinage dévasté.

« Mais je suis en vie. »

C’est à peine croyable, la quantité d’églises qu’on rencontre dans cette ville d’à peine 10 000 habitants. On est bien dans la Bible Belt. Chacune joue un rôle communautaire, sert des repas, offre le refuge, organise des travaux, etc.

Le pasteur Gregg Hussey attend la livraison de 75 000 $ de nourriture et de biens essentiels d’un donateur de Louisville, quand je le rencontre.

Il avait acheté la plus vieille église en ville pour en faire un temple de la diversité, toutes races unies, la New Visions Church. Il me montre la pierre angulaire : 1890. Elle n’est plus qu’un tas de briques.

« Je ne sais pas ce que Dieu a voulu me dire… Peut-être qu’il avait des plans plus ambitieux pour moi ? Mais ce sera OK. Ça prendra le temps qu’il faudra, mais un sens émergera. »