Ça pourrait être une inspirante histoire d’immigration, d’épiphanie après une surcharge de travail ou d’entrepreneuriat… Mais c’est surtout celle d’une femme qui crée des remous en exposant les aspects plus sombres du vin nature (celui qu’on aime boire à la fois parce qu’il est délicieux et qu’il nous fait sentir vertueux).

« Alors, par où on commence ? »

Asma Ben Tanfous me sourit nerveusement avant d’entamer le récit de son arrivée au pays. Elle avait 4 ans quand elle a quitté la Tunisie. Adolescente, elle a entrepris ce qu’elle qualifie de « parcours idéal de l’immigrante de première génération ». Faute de pouvoir être médecin — elle déteste les prises de sang —, elle a choisi un domaine stable où l’argent et le plein-emploi allaient de pair : l’actuariat.

Elle a vite dégoté un poste dans une firme, tout en poursuivant ses études. C’est à l’université qu’elle a connu sa première crise de panique. Puis, d’accablants maux de tête ont commencé à l’assaillir.

Arrêt de travail.

À 30 ans, Asma a soudainement eu le temps de réfléchir.

Je me suis demandé qui j’étais, à l’extérieur de ce que la société exigeait de moi comme femme et personne immigrante. Ma famille ne m’a jamais mis de pression, mais j’ai été moulée, culturellement… J’ai réalisé qu’au fond, je ne me connaissais pas du tout.

Asma Ben Tanfous

Voilà pour les origines et la « remise en question typique de tout bon millénarial ». (Asma a le sens du punch.)

Peut-être que son parcours vous sonne une cloche, d’ailleurs. La journaliste Eve Dumas l’a décrit dans une série sur la quête du bonheur, en 2019. Depuis, Asma Ben Tanfous a entrepris toute une démarche de transparence…

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Elle m’avoue que lorsque ses problèmes de santé sont apparus, elle refusait de croire à leur source psychologique.

« Ça ne pouvait pas être un burn-out ou une dépression… Il fallait que ça vienne de l’extérieur ! »

Elle a donc étudié l’origine de tout ce qu’elle consommait. Les légumes sont devenus bios, les vêtements éthiques et le vin nature.

Comme ce dernier était plus difficile à dénicher, à l’époque, Asma s’est intéressée à l’importation privée. En tant qu’actuaire, elle avait justement de l’argent à dépenser ! Rapidement, elle s’est faite copine avec des agences, tout en s’éduquant sur le sujet.

Puis, en 2018, elle a décidé d’abandonner l’actuariat.

À 31 ans, la suite de sa vie devenait soudainement floue. Aussi bien profiter de sa nouvelle passion… Elle a obtenu un poste administratif dans une agence d’importation.

Asma a alors remarqué que plusieurs personnes avaient de la difficulté à se procurer les bouteilles qui lui plaisaient tant. (C’était avant que les agences soient très présentes sur Instagram, que les « vinfluenceurs » soient légion et que les particuliers s’habituent aux caisses mixtes…) Et si elle devenait entremetteuse ?

En mars 2019, Asma fondait Déserteur.

« Je voulais créer un safe space », m’explique-t-elle.

L’entrepreneure a commencé à organiser des évènements. Chaque fois, le grand public était convié dans l’atelier d’un artisan différent. Là-bas, il pouvait admirer le travail du créateur et grignoter des bouchées, tout en dégustant quatre vins d’un même cépage. Un expert était invité pour renseigner les participants et répondre à leurs questions.

Les dégustations privées et d’affaires se sont enchaînées. Déserteur a pris son élan. Puis, un certain 13 mars 2020 est arrivé.

Au fil de la pandémie, Asma a ajouté plusieurs volets à son offre : des ateliers virtuels, l’importation de champagne de vigneron et de saké d’artisan, puis des services de « caviste en ligne ».

Ce qui nous amène à la partie « woke » du portrait.

C’est qu’Asma Ben Tanfous se préoccupe beaucoup de ce qui se cache derrière les bouteilles qu’elle met en valeur.

« On se veut vertueux parce qu’on consomme du vin nature ; on est gossants sur la quantité de sulfites ou les manipulations qui ont été faites ; on dit que le vin nature est fait dans le respect de la terre et du vivant… Mais le vivant, ce ne sont pas juste les micro-organismes et la vigne ! C’est aussi l’humain qui fait le vin. »

L’entrepreneure s’enflamme quand elle parle des conditions de travail offertes par certains vignobles, de la place laissée aux femmes et aux personnes issues de la diversité, puis des enjeux de pouvoir qu’on ignore…

D’ailleurs, c’est elle qui m’a appris qu’un vigneron dont j’aimais beaucoup le Sancerre faisait l’objet d’accusations anonymes de violences sexuelles, sur Instagram, en début d’année.

Elle m’a écrit, sachant que j’admirais les produits de l’homme. J’ai alors appris qu’un restaurant reconnu avait cessé d’offrir ses vins, tandis qu’un groupe de vignerons le soutenait puisqu’aucune accusation formelle n’avait été déposée. En ligne, les gens réfléchissaient : devrait-on encore boire ses bouteilles ? Est-ce qu’on ne versait pas dans la culture de l’annulation ? De bonnes questions.

Tant qu’on ne prend pas le temps de parler de ces sujets, on ne permet pas au consommateur de faire un choix éclairé.

Asma Ben Tanfous

C’est pourquoi elle fait vœu de transparence. Elle se sait exposée aux erreurs, mais elle jure de toujours diffuser l’information qu’elle détient.

Ce qui lui a valu le surnom de « woke du vin »…

« Je n’ai aucun plaisir à parler de ces sujets-là, soupire-t-elle. C’est parce que je n’ai pas le choix de le faire ! »

C’est là que ça me frappe : il y a une cohérence entre le chemin qu’Asma a parcouru et l’industrie plus juste qu’elle espère voir naître.

« J’aimerais simplement démontrer que c’est possible de s’intéresser à toutes ces sphères et qu’il y a de la place pour une diversité de backgrounds… Et, surtout, j’aimerais prêcher par l’exemple. »