Mardi, je pourrai recommencer à boire.

Je ne suis pas fière de l’écrire, mais j’ai hâte. En fait, j’ai surtout hâte de retrouver le plaisir de cuisiner.

Préparer le souper du samedi, un verre de vin à la main, c’est prendre du temps pour moi. C’est profiter de tout ce que la Terre a de bon à m’offrir et me rapprocher un peu de Christian Bégin. Sobre, c’est juste synonyme de tâche.

Et ça fait déjà cinq ans que je m’ennuie aux fourneaux, du 1er au 31 janvier.

Je sais qu’au Québec, on adhère davantage au mois de février sans alcool, mais je ne peux pas attendre jusque-là. Je dois briser l’élan des Fêtes. Comme la fin de décembre invite aux cafés Bailey’s dès le déjeuner et aux bulles à toute heure, mon corps en vient rapidement à demander son alcool. Pour le ramener à l’ordre, janvier est un mois de déprogrammation totale.

Évidemment, plusieurs personnes n’ont pas besoin de privation annuelle pour gérer leur consommation en pleine conscience. Et c’est tant mieux ! Je fais malheureusement partie de celles qui nécessitent une pause pour prendre un peu de recul.

Avec la pause vient l’autoévaluation.

Par exemple, j’aime croire que je bois du vin parce que j’en adore le goût. Ce n’est pas faux. Mais en janvier, laissez-moi vous dire que je m’ennuie aussi d’être chaudaille.

Les épaules qui se relâchent au début du deuxième verre, les joues qui rosissent malgré le teint hivernal, le rire qui se fraie plus rapidement un chemin… Ça me manque.

En janvier, je suis obligée d’admettre que l’alcool me sert de béquille pour relaxer. Je dois trouver mon calme et ma légèreté ailleurs. (Je cherche encore.)

D’ailleurs, la pandémie rend la sobriété plus ardue. Certes, c’est relativement simple d’éviter de boire quand les bars sont fermés, les spectacles, interdits et les réunions d’amis, à éviter. Il reste qu’il faut se prendre en pleine face la morosité qui vient avec ces restrictions. Y a pas de fuite liquide, ici.

Janvier est un peu plus long, c’est sûr.

Or, la démarche demeure fructueuse, dans mon cas.

Au fil des années, j’ai remarqué que je bois beaucoup moins dans les mois qui suivent ma pause. D’ailleurs, c’est après mon tout premier janvier sobre que j’ai décidé de ne plus jamais me soûler. J’avais adoré me réveiller jour après jour sans la moindre séquelle relative à l’alcool. J’étais déterminée à ne plus subir de lendemain de veille…

Je l’ai échappé quelques fois, depuis.

Il reste que mon rapport à l’ivresse s’est honnêtement transformé, bon ! La seule chose qui demeure intacte, donc, c’est l’ennui que je ressens quand je cuisine mon souper du samedi…

« C’est parce que l’homme a naturellement besoin de rituels », croit Michelle Bouffard.

J’ai appelé la chroniqueuse vin, autrice et formatrice pour lui demander conseil. Si j’arrivais à comprendre la source de mon malaise, peut-être saurais-je mieux le surmonter ?

C’est comme le thé ou le café au réveil. Si tu arrêtes d’en pendre, ça va au-delà du manque de caféine ; c’est le geste qui te manque. Le rituel marque notre quotidien. Quand tu l’enlèves, tu perds un repère.

Michelle Bouffard, chroniqueuse vin, autrice et formatrice

Et mon repère, il est bien ancré dans la société. En fait, il émane partiellement d’une certaine éducation populaire…

Marie-Joëlle Duchesne est une ex-sommelière qui vient tout juste de déposer son mémoire de maîtrise en histoire, à l’UQAM. Sa recherche porte sur la place qu’occupe le vin dans les pratiques commerciales de la SAQ. Elle m’a appris que dès les années 1970, l’institution a veillé à enseigner le savoir-boire et les accords mets-vins aux Québécois. Associer le vin aux arts de la table lui a permis de « remplir son mandat pédagogique en promouvant des pratiques “saines” et réfléchies, tout en justifiant la hausse de ventes de vin ».

En nous apprenant à imiter certaines élites gastronomes, la SAQ pouvait encourager la vente d’alcool sans nous encourager à en devenir dépendants.

« Le vin avait la possibilité d’être un produit culturel, au-delà d’être un produit alcoolisé », résume la chercheuse.

Parlant de culture, Marie-Joëlle Duchesne m’a également fait réaliser que je m’inscris dans une longue tradition de femmes aux fourneaux.

En 1978, le gouvernement Lévesque fait adopter le projet de loi 21, qui permet la vente de vin dans les épiceries et les dépanneurs. On reprend alors un argument apparu quelques années plus tôt : comme le vin est un ingrédient de plus en plus important dans la préparation des repas, il serait souhaitable pour la ménagère de pouvoir en acheter dans l’établissement même où elle trouve ses aliments…

Si ça sonne un peu sexiste, sachez qu’on va en faire une initiative d’émancipation !

Le ministre Rodrigue Tremblay affirmera : « C’est un projet de loi qui va cesser de considérer les ménagères, les femmes du Québec qui font les emplettes chaque semaine, comme des mineures à qui on doit cacher le produit qu’est le vin et les obliger à faire de longues distances pour s’approvisionner ! »

« Le projet de loi est d’abord et avant tout une initiative économique, précise Marie-Joëlle Duchesne, car ce ne sont que les vins fabriqués au Québec qui pourront être vendus. Mais peut-être que cette “émancipation” a été le coup d’envoi du rituel du verre de vin en cuisinant, pour les ménagères du Québec… », m’a-t-elle lancé avec un sourire en coin.

Maintenant que je sais d’où le rituel vient et que j’en reconnais l’importance, il ne me reste plus qu’à le remplacer. Pour redonner un certain décorum à ma préparation de repas, j’ai commencé à l’accompagner d’un verre festif. Je fais maintenant un pas pire « mocktail » aux pêches, oranges sanguines et romarin. Étonnamment, ça fait une partie de la job…

Mardi, je pourrai recommencer à boire.

Mais vous savez quoi ? J’attendrai peut-être quelques jours, encore.