Ça peut commencer dès l’enfance, par exemple avec les banquets du village gaulois dans les Astérix. Lorsqu’on découvre que les mots et les livres peuvent donner faim, que lire ouvre l’appétit, littéralement, et pas juste l’esprit. J’ai été déçue la première fois que j’ai mangé du sanglier, parce que je n’avais en tête que la pièce dodue et juteuse dont s’empiffre Obélix. Mais quand l’appétit va, tout va, n’est-ce pas ?

Il faut un talent particulier pour écrire sur la nourriture. Mes collègues critiques de restaurants comme Ève Dumas ou Iris Gagnon-Paradis me fascinent quand elles trouvent chaque semaine ces mots qui font saliver. Il s’agit de développer un vocabulaire, comme lorsqu’on parle de musique, par exemple. Et parlant de musique, elle n’est pas en reste dans cet accord mots-mets qui creuse l’estomac. S’il y a un parolier qui m’a donné le goût des moules et des frites, c’est bien Jacques Brel, avec sa chanson Jef, dans laquelle un ami ne trouve pas d’autre solution que ce célèbre plat pour consoler un gars en peine d’amour qui braille en pleine rue. Non, Jef, t’es pas tout seul à aimer ça, les moules et les frites.

Du petit pain au chocolat de Joe Dassin au spaghetti-pain à l’ail de FouKi, il y a de ces vers d’oreille qui donnent la fringale.

On fait ripaille et on l’écrit, d’aussi loin que Rabelais dont l’œuvre a donné l’adjectif gargantuesque que tout le monde comprend sans avoir lu une seule ligne de l’auteur de Pantagruel ou Gargantua. D’ailleurs, le très horrifique géant Gargantua est né par l’oreille de sa mère Gargamelle qui avait trop mangé de tripes à la veille d’accoucher ! « Les gaudebillaux sont de grasses tripes de coiraux, lit-on en bavant. Les coiraux, des bœufs engraissés à la crèche et dans les prés guimaux. Ces bœufs gras, ils en avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille quartoze pour qu’on les sale à Mardi gras… »

Que voulez-vous, les mets et les mots ont la langue en commun. J’aime beaucoup les écrivains qui écrivent sur la bouffe, tandis que certains auteurs de livres de recettes ont parfois de belles plumes — je pense que personne n’écrit plus des recettes comme le faisait Daniel Pinard, à qui j’ai piqué l’expression « bestiole » dès que je mets un poulet au four.

Et si un écrivain parle de nourriture dans un roman, il est inévitable que j’irai « googler » des recettes – dernièrement, celle du foul à l’orientale dans Mille secrets mille dangers d’Alain Farah. Des fois, même pas besoin, comme dans Mukbang de Fanie Demeule, où elle donne une recette de bulgogi végétalien.

Le pouvoir à table

Maîtriser le vocabulaire gastronomique est une sorte de pouvoir, un marqueur social, car la bouffe est en vérité quelque chose d’extrêmement politique, dans un monde où beaucoup de gens ne mangent pas à leur faim, quand se côtoient dans une même ville le souper cinq services et le Kraft Dinner acheté chez Dollarama.

Ce n’est jamais plus évident que dans Le souper, un film d’Édouard Molinaro de 1992 que j’adore, une adaptation de la pièce de Jean-Claude Brisville, où c’est à table que l’on décidera du nouveau régime politique de la France après la défaite de Napoléon à Waterloo. Talleyrand, cet aristocrate devenu ministre des Affaires étrangères, et qui aura dans sa vie mangé à tous les râteliers par goût du pouvoir et du divertissement, invite à souper Joseph Fouché, le terrifiant directeur de la police, pour le convaincre de restaurer la monarchie. Et pour cela, il ne lésine pas sur le menu. Foie gras truffé du Périgord (son fief), asperges en petits pois, culs d’artichauts à la ravigote, saumon à la royale, filet de perdrix à la financière…

Vous savez vivre, lui dit Fouché, impressionné, mais évidemment méfiant.

L’habitude, monsieur Fouché. Savoir vivre et savoir mourir, cela chez nous se sait à la naissance. »

La table est ainsi mise pour un affrontement, Talleyrand rappelant ses hautes origines à l’homme du peuple qui a gravi les échelons sur les cadavres de la Révolution.

Comme on nourrit les gens, on les connaît.

Talleyrand, dans Le souper, film d’Édouard Molinaro de 1992

Fouché sortira de ses gonds quand, après avoir calé cul sec un cognac rare, Talleyrand lui fera la leçon sur la façon de boire correctement cet élixir.

« On prend son verre dans le creux de sa main, on le réchauffe, on lui donne une impulsion circulaire afin que la liqueur dégage son parfum, on le porte à ses narines, on le respire… et puis, on le repose et on en parle. »

Exaspéré, Fouché casse son verre, et je ris chaque fois que je me retape ce film dont même Pierre Falardeau a parlé avec fascination dans un de ses livres. Je dois dire que moi aussi, impressionnée par le menu de Talleyrand, j’ai déjà essayé de recréer dans ma piaule d’étudiante les asperges en petits pois, en creusant des petites boules dans la chair de grosses asperges, sautées ensuite avec de la sarriette, du clou de girofle, un jaune d’œuf et de la crème, ce qui est beaucoup d’efforts pour un accompagnement, quand on n’a pas une armée de domestiques pour faire à manger.

D’ailleurs, saviez-vous que la réputation gastronomique de la France vient un peu de la Révolution, quand le personnel des cuisines des nobles enfuis à l’étranger pour éviter la guillotine s’est retrouvé sans gagne-pain ? Et des restaurants sont un peu nés les critiques et les auteurs qui ont créé les mots pour dire le plaisir gustatif.

Talleyrand a raison, on adore parler de bouffe, au fond !