« Je n’ai pas d’enfant, mais j’espère que je vais laisser un peu de moi chez ces personnes-là… J’espère que je leur fais autant de bien qu’elles m’en font. »

Anne-Marie Lemay est cuisinière-formatrice pour l’organisme Le Mûrier. Chaque semaine, elle aide des individus qui vivent avec des troubles de santé mentale à se préparer des repas, prendre confiance en eux et se connecter aux autres grâce à la nourriture. Alors que sera soulignée la Journée internationale des cuisiniers, le 20 octobre, je lui ai demandé de nous entraîner dans les coulisses de la cuisine communautaire. Celle qui transforme des vies avant des aliments.

« Sur mon profil LinkedIn, j’avais écrit : “Je désire faire équipe avec un organisme en économie sociale qui contribue positivement à la société et à son avancement.” J’ai trouvé exactement ce que je cherchais, en juillet dernier. »

Anne-Marie Lemay, forte de son bagage en relations publiques, tourisme et entrepreneuriat, a atterri au Mûrier il y a trois mois. L’organisme héberge des personnes de l’est de Montréal aux prises avec des troubles de santé mentale et contribue à en nourrir plusieurs autres grâce à son initiative Cuisinons ensemble. Le projet comprend une cuisine communautaire (La Fabrique à bouffe) et des ateliers sur mesure.

À qui sont-ils destinés, exactement ? Francis Messier, coordonnateur de Cuisinons ensemble, me répond : « Si je devais faire un portrait type de notre clientèle, je dirais que c’est quelqu’un dans la quarantaine ou la cinquantaine qui est en appartement depuis peu et qui est sorti d’une institution avec un problème de santé mentale comme la dépression, la schizophrénie ou la personnalité limite. Cet individu vit généralement sous le seuil de la pauvreté, puis il nous est recommandé par un intervenant psychosocial. On le jumèle ensuite à un de nos quatre cuisiniers-formateurs parce que la nourriture est primordiale au bien-être physique et psychologique… puisqu’on est souvent plus souriant devant un bon repas ! »

Ici entre en scène Anne-Marie.

« J’ai toujours cuisiné, mais je ne suis pas cheffe ! Je suis autodidacte et imparfaite. C’est super, comme ça les participants ne se sentent pas inférieurs ! J’aime leur rappeler qu’on est une équipe, que je suis là pour les aider… Et que je ne suis vraiment pas bonne pour faire cuire du riz ! »

Anne-Marie Lemay est spontanée et rieuse. Je n’ai aucune difficulté à croire que ses participants l’adorent. En ce moment, elle en voit cinq. Chacun a droit à 21 heures de formation, directement à la maison.

Lors de ces rencontres, Anne-Marie aide chaque personne à faire l’inventaire de sa cuisine, trouver des recettes qui lui plaisent, éplucher les circulaires, faire son épicerie, apprendre des techniques culinaires et préparer des plats en toute autonomie. Or, nul protocole n’est coulé dans le béton. Tout est personnalisé en fonction de la condition, de la culture et de l’environnement du participant. Certains n’ont pas de four, d’autres ont besoin d’accompagnement pour les lunchs et quelques-uns ont déjà une solide base, en cuisine par exemple…

« C’est clair qu’on fait beaucoup de pâtés chinois, de pâtes gratinées, de muffins et de ratatouilles, m’explique Anne-Marie. Mais des fois, j’apprends à faire des boulettes suédoises ou du bœuf Strogonoff à la demande d’un participant ! »

Au fond, ce qui est important, ce n’est pas tant le produit final. C’est l’apprentissage et le temps qu’on passe ensemble.

Anne-Marie Lemay, cuisinière-formatrice pour Le Mûrier

Francis Messier souligne d’ailleurs qu’avec Cuisinons ensemble, Le Mûrier encourage la mixité sociale. Non seulement les cuisiniers se rendent à domicile, mais ils dirigent également les participants vers des clubs et des banques alimentaires du quartier. « Leur estime augmente grâce à l’autonomie qu’ils acquièrent. Certains disent même avoir enfin invité des proches chez eux, puisqu’ils savent maintenant leur faire quelque chose à manger… »

En fait, les bienfaits sont vastes.

J’ai eu la chance de discuter avec Jocelyn, un participant qui en est à son quatrième atelier avec Anne-Marie – pour qui il ne tarit pas d’éloges. S’il reconnaît que son estime s’en porte mieux, il m’a expliqué que leurs rencontres hebdomadaires ont aussi une influence sur la cyberdépendance avec laquelle il compose :

Anne-Marie m’aide à m’éloigner de mon écran pour me réapproprier ma cuisine. Je dois faire des commissions avant qu’elle arrive et ça me rappelle que dans le passé, j’aimais ça, faire l’épicerie ! En même temps, ça brise mon isolement et ça m’aide à faire plus de ménage. Quand je sais qu’Anne-Marie va venir, je veux que ce soit propre…

Jocelyn

Il rit avant d’ajouter : « Pas parfaitement propre, mais relativement présentable ! »

Cuisiner avec une clientèle vulnérable demande une délicatesse et une ouverture qui ne sont pas données à tout le monde. « C’est une grande responsabilité, avoue Anne-Marie. Il faut faire attention au ton qu’on utilise pour ne pas être paternaliste. On doit aussi être complètement plongé dans le moment présent et très à l’écoute. Les participants ont tous leur manière d’exprimer ce qu’ils veulent et ressentent, tu sais. »

Dans la foulée, la cuisinière-formatrice me confie elle-même souffrir d’anxiété et donc être particulièrement empathique envers les gens qu’elle accompagne… Elle dit aimer voir l’humain au-delà de sa condition. Et je la crois entièrement.

Quand Anne-Marie Lemay parle de son travail, on devine la passion.

Quand elle parle des participants, on devine l’amour.

« J’apprends de chacun d’eux, dit-elle… Notamment la confiance et le lâcher-prise ! Je leur rappelle qu’ils peuvent se permettre de ne pas suivre la recette ou d’essayer des affaires ! Et je suis fière chaque fois qu’ils tentent le coup ! Pour moi, la vie est faite de petits moments. Et grâce à tous ces petits moments, je peux me coucher chaque soir avec le sentiment d’avoir amélioré la vie de quelqu’un. »

Consultez le site de l’organisme Le Mûrier