Il y a de ces restaurants où on dépose de notre vie.

On fêtait un moment important. Une date où, il y a sept ans, la santé de mon amoureux lui a fait faux bond. Il aurait pu en mourir, mais le voilà tout juste remis d’un demi-marathon. Un petit miracle qu’on se devait de souligner.

Évidemment, on avait choisi de célébrer ça au Barcola. D’abord, parce qu’il y a peu de restaurants qu’on aime autant. Ensuite, parce qu’on adore Danielle…

Danielle Robichaud a cofondé le Barcola avec son amoureux, le chef Fabrizio Caprioli. C’est elle qui sert les plats italiens concoctés par son partenaire. Sa chaleur est rassurante, ses yeux, joueurs et son charme, indéniable. Je vous jure, vous l’aimeriez à la première seconde.

Je me sens en sécurité, entre les murs qu’elle a créés. J’ai envie de croire que je peux y laisser des moments importants de mon quotidien. En fait, je devine que je ne serais pas la première à rire aux larmes, purger une peine ou remercier le destin de ne pas avoir tué celui que j’aime, ici.

Bref, je soupais avec mon amoureux en me disant que le Barcola, c’était une épaule contre laquelle me déposer. Puis, ça m’a fait penser : Danielle, contre qui se repose-t-elle ? Y a-t-il un pilier, dans sa salle à manger ?

« Danielle, me présenterais-tu ton client préféré ? »

* * *

Quelques jours plus tard, me voilà de retour à l’établissement de l’avenue du Parc, à Montréal. Cette fois, Danielle et moi attendons M. Clark. La restauratrice m’a avoué avoir plusieurs habitués tous aussi importants les uns que les autres, mais si je ne devais en rencontrer qu’un, ce serait Eric Clark.

Elle s’enflamme : « Il fréquente le restaurant depuis nos débuts, en 2013. C’est un intellectuel plus grand que nature, un charmeur aussi élégant que cultivé… Avant la COVID-19, quand il entrait, il me prenait dans ses bras, me faisait la bise et disait : “My dear woman...” Il m’appelle “My dear woman” ! »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Danielle Robichaud et Eric Clark

Danielle m’explique que les clients comme lui apportent une grande valeur ajoutée à sa profession : « Non seulement notre relation évolue dans le temps, mais je peux les voir évoluer personnellement… Depuis notre ouverture, il y a huit ans, beaucoup de choses sont survenues dans la vie de nos clients. Je les ai vus perdre un époux, tomber amoureux, avoir un enfant, se demander en mariage, se célébrer. J’ai été témoin de tout ça ! »

C’est d’ailleurs au Barcola que M. Clark a fêté son 80e anniversaire, il y a quelques années déjà. « C’est tellement beau, quand il vient au resto en famille, me glisse Danielle. Il tient la main de ses enfants et les regarde dans les yeux avec une affection infinie. Ça me touche chaque fois. »

Je n’avais jamais réalisé qu’en faisant d’un restaurant le théâtre de notre vie, on avait droit à un public si attentif. Je pourrais peindre M. Clark sans même l’avoir vu, tant Danielle en évoque des détails précis.

« Et ce qui est fou, c’est que j’ai appris par hasard qu’un lien nous unissait bien avant le Barcola, ajoute-t-elle. Il y a longtemps, M. Clark collaborait avec la Marine royale canadienne, au Nouveau-Brunswick. Mon grand-père, lui, était alors machiniste au port. C’est comme s’il croisait ma famille à travers les lieux et les époques… »

Puis, Danielle s’interrompt : « Oh, il arrive ! Mais qu’est-ce qu’il tient ? Il m’amène des disques ? Ah, non ! C’est vraiment généreux, mais c’est ben trop lourd ! »

Elle se lève d’un bond pour libérer son client des deux gros sacs remplis de vinyles qu’il porte péniblement. C’est que le couple de restaurateurs vend aussi des disques, depuis quelques mois. M. Clark veut contribuer au succès de la nouvelle formule de l’établissement en faisant don de certaines pièces.

« Ça trainait, de toute façon. »

* * *

Eric Clark enlève son chapeau avant de s’asseoir près de moi. Veston, chemise et nœud papillon, l’avocat « plus ou moins retraité » (il fait du mentorat) est la classe incarnée.

Qu’est-ce qui vous plaît tant, au Barcola, M. Clark ?

C’est l’ambiance unique ! J’ai fait le tour du monde et ce n’est pas facile de dénicher un endroit si authentique. Tout vient de la personnalité de Danielle et de son équipe. Quand on voyage souvent, on devient désespéré de trouver un restaurant qui restera inoubliable. Un lieu qui s’imprimera dans notre cœur…

Eric Clark, client du Barcola

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Eric Clark s’en confesse sans gêne : l’isolement l’a fait souffrir. Les restaurants forment le tissu de sa vie sociale. S’en priver relevait du supplice.

Disons que le Barcola s’est rapidement taillé une place dans le cœur de M. Clark.

Danielle sourit. « J’adore recevoir les gens. Je veux qu’ils sachent que je connais leurs goûts, leur table préférée et même l’intensité de musique qu’ils apprécient… Je suis contente que ce soit ce que M. Clark perçoit. »

Je serais prête à m’obstiner avec les docteurs Marquis, Vadeboncœur et Weiss n’importe quand : les restaurants de quartier sont des établissements de soins.

D’ailleurs, Danielle me raconte que M. Clark a été l’un des premiers clients à remettre les pieds au bistro, lors des réouvertures pandémiques. « Les deux fois, il m’a appelée en demandant : “Quand est-ce que je peux venir ?” »

L’homme s’en confesse sans gêne : l’isolement l’a fait souffrir. Les restaurants forment le tissu de sa vie sociale. S’en priver relevait du supplice.

« C’était comment, revenir au Barcola, M. Clark ?

— C’était une libération ! Paris en 1945 ! J’étais si inquiet pour les gens que j’aime… J’étais très inquiet pour vous, ajoute-t-il en regardant Danielle.

— Oh ! Étonnamment, pour nous, ça n’a pas été le moment le plus difficile…

— Non, puisque c’était probablement votre mariage. »

Danielle éclate de rire. Elle m’avait prévenue : M. Clark est un charmeur.

« On va rester dans le monde des affaires, lui répond-elle. La pandémie nous a donné une occasion en or de réinventer notre formule. On a pu profiter de l’expérience acquise au fil des ans pour peaufiner notre modèle, sans pour autant perdre nos clients. Plusieurs de nos réguliers se faisaient livrer des repas. Ils nous envoyaient des courriels d’encouragement ou encore des liens vers des programmes gouvernementaux qui pourraient nous soutenir ! Ils voulaient qu’on reste ouverts, car ils ont plusieurs souvenirs liés au resto. Ça nous a donné un sens des responsabilités. On se devait d’être persévérants pour eux. »

* * *

Selon Danielle, le Barcola s’est bâti grâce à une dizaine de personnes qui y ont invité leur réseau : « C’est ce noyau qui fait qu’on est encore là. »

Visiblement, elle est là pour lui aussi.

M. Clark est fier de faire partie de ceux sur qui la restauratrice peut toujours compter pour faire rayonner le Barcola. « Mais il ne faut pas inviter n’importe qui, quand même ! Je n’inviterais jamais une personne qui oserait demander du ketchup à Danielle, par exemple… On ne fait pas ça à ses plats ! »

Vous voilà prévenu par un des piliers de l’endroit.