Entrevue avec le fils du fondateur de la milice d’extrême droite Oath Keepers

(Kalispell, Montana) Dakota Adams entre dans le Sable Café en s’excusant : sa voiture est au garage depuis une semaine. Il a happé un chevreuil. Le genre de chose qui arrive en campagne électorale dans ce coin reculé du Montana où il s’est installé.

Je devrais dire « réinstallé », parce que c’est ici qu’il a vécu une partie de son enfance, quand son père, Stewart Rhodes, a installé la base des « Oath Keepers », une milice d’extrême droite qui a participé à l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021.

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Membres des Oath Keepers lors de l’assaut contre le Capitole à Washington, le 6 janvier 2021

Rhodes, avec plusieurs autres membres de son organisation, a été déclaré coupable de complot séditieux et condamné à 18 ans de pénitencier – sur les quelque 900 personnes déjà condamnées, une seule a une peine plus lourde.

Dakota, l’aîné des six enfants de Rhodes, a renié son père il y a deux ans et pris le nom de sa mère, qui a obtenu le divorce l’an dernier. Et comme pour encore mieux exorciser son passé, il se lance en politique. À 27 ans, il est le candidat du Parti démocrate au Capitole de l’État, dans le très républicain comté de Lincoln.

Kalispell est plantée dans la vallée de Flathead, encadrée de chaque côté par les Rocheuses. Mais ce n’est pas pour les paysages spectaculaires que tant de groupes extrémistes sont venus s’y terrer. C’est parce qu’on peut mieux y survivre à l’apocalypse.

« Toute mon enfance, même avant que mon père fonde les Oath Keepers, je vivais avec l’idée que l’apocalypse était imminente », me dit le candidat.

Ça allait toujours arriver cet automne. Il fallait se préparer. C’était une atmosphère de terreur perpétuelle. Et quand ça n’arrivait pas, c’était simplement reporté. Mais j’ai grandi avec la conviction que je faisais partie de la dernière génération avant la fin des temps.

Dakota Adams

« C’est encore difficile pour moi, je me bats sans cesse avec mes peurs d’enfant, programmées en moi, au point que ça m’est difficile de lire des nouvelles sur le réchauffement climatique, souligne Adams. L’état politique de notre pays me cause un stress énorme. Et j’ai décidé de plonger dans la politique au lieu de la laisser détruire ma vie. »

Il n’était évidemment pas question d’aller à l’école, un lieu d’endoctrinement de l’État. Tout ce qui est mainstream, que ce soit l’école, le gouvernement, les médias, c’étaient pour Rhodes des instruments de persécution de l’État.

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Dakota Adams

L’école se faisait donc à la maison – et pas très assidûment. Rhodes avait bien averti ses enfants de garder le secret sur tout ce qui pouvait se passer à la maison, même s’ils ne fréquentaient que des gens dans la « bulle des milices d’extrême droite libertariennes ».

« Il disait que les autres enfants pourraient avoir des micros et que peut-être le FBI les espionnait. »

Car pour son père et tous les gens qui les entouraient, le gouvernement américain travaille activement à créer un État marxiste.

Rhodes vient de Las Vegas. Son père a disparu de la carte et il a été élevé par sa mère, Dusty. Dakota décrit cette grand-mère comme une sorte d’escroc, tantôt en train de diriger une église basée sur les pouvoirs des dauphins et des cristaux, tantôt en train de rouler quelqu’un dans du télémarketing ou des tours de passe-passe immobiliers.

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Stewart Rhodes, fondateur des Oath Keepers, en 2017

Stewart Rhodes s’est enrôlé, et après sa carrière militaire, il a étudié en droit à Yale grâce à des bourses. Il a pratiqué quelques années, jusqu’à ce qu’il soit radié. « Il ne gardait jamais ses jobs, il n’était pas sérieux », dit le fils. Rhodes a même été stagiaire pour le représentant Ron Paul, au Congrès américain.

Rhodes a connu Tasha Adams en suivant des cours de danse à son studio. Cette dévote mormone considérait que Dieu lui avait donné comme mission de mettre en valeur son mari.

Dakota avait 12 ans quand son père a fondé les Oath Keepers – les « gardiens du serment ». Le credo de base était le serment à la Constitution véritable des États-Unis. Car pour ce groupe comme pour la multitude de groupuscules dans la nébuleuse antiétatique, le gouvernement fédéral américain en a perverti le sens original et persécute les citoyens.

Le Montana, avec le nord de l’Idaho et l’est de l’État de Washington et de l’Orégon, offre un terrain idéal pour venir résister, ou pour attendre la fin du monde.

« Dans les terrains montagneux compliqués, avec une faible densité de population, il y a des gens conservateurs, généralement armés, dit Dakota Adams. Un petit groupe armé peut tenir tête à une armée conventionnelle avec des techniques de guérilla. On peut aussi être autonome en utilisant des techniques de culture ancestrales. »

Dès les années 1960, des magazines survivalistes avaient identifié les meilleurs sites aux États-Unis pour fuir la civilisation décadente, survivre à une attaque nucléaire russe, refonder un pays « caucasien » (blanc) – car tous ces groupes partagent à divers degrés une idéologie raciste.

« Une des premières maisons qu’on a occupées avait appartenu à des gens venus se protéger de la guerre froide dans les années 1960, se rappelle Adams. Il y avait les restes d’un abri nucléaire. »

Comment se préparer à l’apocalypse ? En stockant de la nourriture. Des armes. Et du matériel militaire.

« On déménageait tous les deux ans parce que mon père devait fuir des dettes, ou avait perdu son emploi, ou coupé les ponts avec quelqu’un. Mais une chose ne nous quittait jamais : le matériel de survie. Vestes. Lunettes de vision nocturne. Lunettes de thermovision. Des fusils. Des munitions. Un kit médical. Des provisions pour 72 heures. »

Rhodes n’avait que des armes légales. « Seuls les idiots ont des armes automatiques : ça autorise les autorités à fouiller la maison et éveille les soupçons. Et transformer une arme semi-automatique en arme automatique, ce n’est pas très difficile », explique Adams.

Le groupe recrutait surtout d’anciens militaires et même des membres de l’armée ou de la police. Il se préparait à une attaque. Quand ? Comment ? Nul ne le savait. Mais il fallait se préparer.

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Un hélicoptère militaire survole la résidence de la secte des « Davidiens » à Waco, au Texas, en mars 1993.

Il y avait eu en 1993 le siège de Waco, au Texas, où une secte avait tenu tête au FBI pendant 51 jours, avant un assaut qui avait fini avec la mort de 86 personnes. Et l’année précédente, celui de Ruby Ridge, en Idaho, où un fermier refusait de payer le million de dollars dû au gouvernement pour avoir utilisé illégalement les terres publiques. Deux membres de la famille et un policier étaient morts. Ces deux évènements sont des moments fondateurs du mouvement des milices armées. Comme le signe que l’État fédéral peut persécuter des citoyens « libres ».

Les Oath Keepers, dont certains étaient des Marines capables de monter un camp de bonne tenue, ont commencé à se rendre sur les lieux de confrontations entre des citoyens et les agents fédéraux qui surgissent ici et là. Soi-disant pour offrir de la nourriture et des premiers soins. Mais surtout pour se faire de la publicité et recruter.

« Des gars du FBI ont convoqué mon père dans un Applebee’s près d’ici et l’ont averti qu’il jouait un jeu dangereux. Il a réorienté ses interventions du côté des secours. Il est passé de la préparation à la fin du monde à la préservation de la civilisation après un désastre majeur ; si jamais une catastrophe ou un attentat terroriste survenait, le groupe serait prêt à prendre le contrôle de la situation et, pensait-il, envoyer le signal aux forces de l’ordre de se joindre à leur mouvement contre la tyrannie. Car pour eux, les catastrophes étaient des prétextes pour que l’État renforce son contrôle sur les citoyens.

Plus ça allait, plus Stewart s’enfonçait dans la paranoïa. Il se voyait comme le père fondateur d’une nouvelle nation qui émergerait du chaos, sur les cendres des États-Unis.

Dakota Adams

La famille vivait de dons, et chaque grosse opération de sauvetage permettait d’en solliciter. « On maintenait une façade pour Stewart, mais on était entre la misère et la pauvreté, on avait des dents pourries, une éducation pourrie… »

Et ils déménageaient dans des endroits de plus en plus isolés.

« Il voulait créer un domaine, mais ça n’a jamais marché. À la fin, il y avait une rotation de cinq, six weirdos qui créchaient dans la cour. Un moment donné, deux d’entre eux avaient des mitraillettes de calibre.50. Ça intéressait Stewart, mais c’est des trucs pour se faire arrêter…

« Nous savions que nous n’étions pas normaux, parce que nous faisions semblant de vivre selon l’idéal que Stewart prétendait défendre en nous préparant pour l’apocalypse. Stewart, c’est un arnaqueur. »

Adolescent, Dakota s’est mis à recruter et à « évangéliser » sur l’internet. « Mais j’ai glissé dans une dépression, je me disais que cette vie nulle en attendant l’apocalypse ne serait jamais meilleure… »

Puis il a réalisé que les menaces de raid des agents fédéraux ne se matérialisaient jamais. Ni l’apocalypse. « J’étais le dernier à avoir des doutes dans la famille. Mais je me suis rendu compte que mon père était un imposteur.

Stewart déraillait mentalement de plus en plus. Il menaçait de tuer le chien, il sortait son pistolet en passant devant les maisons, au cas où il y aurait une fusillade.

Dakota Adams

« Pour moi, le 6 janvier 2021 est l’évolution naturelle de tout ça. Déjà, les Oath Keepers avaient atteint le fond du baril, il s’était brûlé avec tout le monde. C’était l’époque où le groupe était comme un spectacle itinérant qui attirait les médias pour récolter de l’argent. Si c’était arrivé avant, ç’aurait pu être une journée très différente… »

Une vingtaine de membres du groupe ont tout de même été arrêtés dans les jours qui ont suivi l’assaut contre le Capitole. Dakota avait pris ses distances, mais n’était pas encore pleinement désintoxiqué politiquement.

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Le 6 janvier 2021, des militants de l’ex-président Donald Trump ont pris d’assaut le Capitole lors de la certification du vote électoral pour l’élection présidentielle de 2020.

« Après le 6-Janvier, j’ai réévalué plein de choses, et je me suis rendu compte que les prétendues « féministes radicales » et les social justice warriors dont on riait sur YouTube avaient totalement raison : Trump aspire à être dictateur. Je n’avais même pas vu ça venir, mais c’était visible à un million de miles. »

Maintenant, il se bat contre les républicains « corrompus » de l’État qui laissent les promoteurs déposséder les Montaniens de leurs terres.

« Ce ne sera pas facile, j’affronte un élu populaire et moins touché par les manœuvres, ce serait mieux si j’étais contre un politicien vraiment corrompu… »

Mais même s’il perd, ce ne sera pas la fin du monde. C’est comme le début d’un temps nouveau.

Précision :
Une modification a été apportée à ce texte après publication pour remplacer la mention de « mitraillettes de 50 mm » par « mitraillettes de calibre.50 ».