Le journaliste haïtien Jean Daniel Sénat participera au Festival international du journalisme de Carleton-sur-Mer, le week-end prochain. Or, quitter Port-au-Prince, contrôlé par les gangs, a été pour lui un vrai casse-tête. Voici de larges extraits du récit de son périple⁠1 pour s’envoler vers le Québec sans croiser la route des malfrats.

Cayes-Jacmel, le dimanche 5 mai, 17 h. La journée ronge ses heures. Sur la plage Ti Mouyay, les flots de la mer rugissent. Le soleil s’éclipse en douceur, laissant sa place à une douce brise provenant des collines d’en face. La nature s’offre en spectacle dans ce coin paradisiaque du Sud-Est. Une atmosphère qui tranche avec le chaos qui règne à Port-au-Prince depuis plusieurs mois.

Ici, les sifflements des armes automatiques sont remplacés par un concert de cris d’oiseaux et d’insectes de toutes sortes. Les épaisses fumées de pneus enflammés ou de bâtiments incendiés, visibles partout dans la capitale, sont remplacées par des amoncellements de nuages dans le ciel, courant ça et là, annonçant l’imminence de la pluie.

N’étaient nos pauvres jambes engourdies, ce cadre, apaisant, aurait pu nous faire oublier, mon ami Étienne Côté-Paluck, son assistant Jean Elie Fortuné et moi, le long périple, pédestre et motorisé, de plus de huit heures que nous venons de réaliser pour quitter Port-au-Prince sans passer par les territoires contrôlés par les groupes criminels.

Un choix cornélien s’impose à tous ceux qui veulent laisser Port-au-Prince en ce moment, alors que l’aéroport international Toussaint-Louverture et l’aérogare Guy-Malary sont fermés aux vols internationaux et locaux depuis deux mois : faire un long trajet, ou traverser les territoires contrôlés par les bandits.

J’avais eu une invitation pour prendre part, du 16 au 19 mai 2024, au Festival international du journalisme de Carleton-sur-Mer, en Gaspésie, au Canada.

L’option la plus sûre, pour ceux qui en ont les moyens, est de se payer un vol d’hélicoptère. Un scénario inenvisageable pour une petite bourse comme moi.

La deuxième option serait de me rendre en République dominicaine ou au Cap-Haïtien en autocar. Ceux qui ont déjà emprunté ces chemins ont témoigné que les chauffeurs sont obligés de s’arrêter dans plusieurs points pour payer des « droits de passage » aux groupes criminels. Selon les témoignages, le risque pour un voyageur muni d’un passeport et d’un visa ou d’une autorisation de voyage de se faire enlever par les malfrats est énorme.

Je ne serais jamais enclin, en connaissance de cause, à courir le risque de me frotter aux gangs sans foi ni loi.

La route des montagnes

Un autre ami m’a parlé de la possibilité de me rendre dans le Sud-Est ou en République dominicaine en passant par les montagnes de Kenscoff et de Seguin. On peut faire ce trajet à moto ou dans un VTT Polaris. Avec Étienne Côté-Paluck, et sous les conseils de Danio Darius, qui fréquente régulièrement ce chemin à cause de son travail dans une ONG à Jacmel, j’ai opté pour ce scénario relativement rassurant.

PHOTO HECTOR RETAMAL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Région montagneuse de Seguin, dans la commune de Kenscoff, en Haïti

Notre aventure commence ce 5 mai, à 9 h 27. Avec un sac à dos, un casque et une paire de lunettes, nous sommes prêts à braver cette route qui s’annonce difficile, après les pluies diluviennes du début de mai. Après avoir grimpé la montagne Noire, après avoir traversé le marché communal de Kenscoff, une ornière, où s’entrecroisent motocyclistes, piétons, marchandes de légumes, les 4 X 4 rutilants des ONG, etc., s’ouvre sur le cadre rural, nanti de sa végétation dense et luxuriante.

Le décor est marqué par des cahutes faites de planches et de tôles, des femmes qui cultivent les champs, des animaux qui transportent la moisson, des attroupements de voisins dans chaque carrefour, des petits marchés des quartiers où l’on écoule les denrées. Le dépaysement est total et jouissif. Port-au-Prince, avec ses bruits, ses tourments et ses gangs, est déjà si loin.

Plus nos motos s’enfoncent dans ces montagnes successives, plus le mode de vie à la campagne paraît évident. Aucun signe visible de représentation de l’État. Aucun signal téléphonique.

Les seuls signes de l’existence des deux compagnies de téléphonie mobile sont les kilomètres de câbles de fibres optiques enfouis sous le sol et qui, dans certains cas, remontent à la surface.

Au bout de 45 minutes, on se rend compte qu’en plus du trajet en moto, il faut également marcher. Certaines pentes sont plus abruptes que les autres. On ne peut pas accéder au mont escarpé de Kay Jacques sans difficulté. En échange de quelques gourdes évidemment, les voyageurs, à pied, peuvent mettre jusqu’à deux heures avant d’arriver au sommet.

Après Kay Jacques, nous traversons la forêt des Pins. Ensuite, nous traversons successivement Séguin, Belle-Anse, Marigot, avant de parvenir à Cayes-Jacmel, au bout d’environ huit heures de route.

Selon les témoignages recueillis sur la route et d’après nos observations, les usagers ne sont pas toujours exempts du danger. Les accidents sont monnaie courante. Lors des périodes de crues, certaines personnes sont également emportées par les eaux de ruissellement au niveau de la rivière Madan Baron, au milieu de la forêt des pins. Cette route, selon les riverains, est très fréquentée depuis que Martissant est devenu infréquentable. « Les Madans Sara, les officiels, les fonctionnaires publics et privés, les citoyens ordinaires, tout le monde passe par ici », indique un habitant de la zone, fustigeant au passage les autorités qui n’ont rien fait pour construire une vraie route.

Fatigué après mon premier trajet, je passe la nuit à Cayes-Jacmel avant de poursuivre mon périple pour atteindre les Cayes dans l’après-midi du lundi 6 mai. La liaison Cayes-Cap Haïtien, inaugurée durant la crise, est très achalandée, avec au moins deux vols par jour.

Le mardi 7 mai, après 35 minutes de vol en milieu de journée, me voilà enfin dans un aéronef, en compagnie de plus de 150 passagers, en direction de Miami, après avoir dépensé beaucoup plus que les dollars habituels pour moins de deux heures de vol.

PHOTO RICARDO ARDUENGO, ARCHIVES REUTERS

Vue aérienne de Cap-Haïtien, en Haïti

À mesure que l’appareil s’engouffre dans le ciel, au-dessus de l’océan, Cap-Haïtien, son port, sa baie, ses catastrophes urbanistiques, ses quartiers surpeuplés disparaissent sous nos yeux. Le temps de m’assoupir dans mon siège pour compenser les fatigues des derniers jours. Mon périple prend fin tranquillement. Je rêve déjà à mon retour qui sera certainement aussi chaotique que l’aller, à moins, bien entendu, que l’aéroport international Toussaint-Louverture reprenne du service.

Cet article a été publié à l’origine dans Le Nouvelliste.

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