Chaque jeudi, nous revenons sur un sujet marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’Université du Québec à Montréal.

Depuis le 10 janvier, la Russie interdit formellement les activités d’une organisation qui n’existe pas : le soi-disant « mouvement LGBT international ». En pratique, cela signifie que l’expression d’identités sexuelles « non traditionnelles » peut désormais entraîner des poursuites criminelles. Pourquoi une telle mesure, alors que le Kremlin est surtout préoccupé par la guerre qu’il mène en Ukraine ?

Aussi étonnant que cela puisse paraître dans un régime autoritaire, la campagne contre les personnes LGBT est une mesure électoraliste visant à doper la popularité de Vladimir Poutine à la veille de l’élection présidentielle prévue au printemps.

Cette stratégie n’est pas nouvelle. Depuis un peu plus de dix ans, le régime russe se présente comme le bastion des valeurs traditionnelles face à la décadence morale de l’Occident. Il serait vain d’en chercher l’origine dans la psyché de Vladimir Poutine, qui se targue d’un pragmatisme imperméable à toute idéologie.

Détourner l’attention

Les campagnes contre les personnes LGBT relèvent d’une stratégie opportuniste du Kremlin pour mobiliser l’électorat poutinien de base – les retraités et les habitants des villes de province – lorsque la cote de popularité du président montre des signes de faiblesse. C’est aussi un moyen de courtiser des alliés à l’étranger, et ce, d’autant plus facilement que la recette de ces « guerres culturelles » est, ironiquement, inspirée de modèles occidentaux, tout particulièrement de la droite évangélique américaine.

PHOTO ALEXANDER GREK, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des parachutistes russes passent devant des partisans des droits des homosexuels lors d’un défilé près du Kremlin, à Moscou, en août 1998.

En Russie, les croisades contre les personnes LGBT visent à détourner le mécontentement populaire des actions du gouvernement.

C’est ainsi que la première loi fédérale russe contre la « propagande homosexuelle » a été adoptée en 2013 en réponse à la grande vague de protestations contre le retour de Poutine à la présidence. En 2020, c’est au lendemain d’une très impopulaire réforme des retraites que la définition du mariage comme l’union d’un homme et d’une femme a été inscrite dans la Constitution russe, afin de stimuler la participation au référendum qui validait du même coup la remise à zéro des mandats de Poutine.

Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, tandis que des Russes perdent leurs proches sur le front, le régime multiplie les initiatives contre les personnes LGBT : à l’automne 2022, la loi contre la « propagande homosexuelle » est durcie ; à l’été 2023, le changement de sexe est interdit ; et finalement, le « mouvement LGBT international » est désigné comme organisation « extrémiste » en pleine période préélectorale.

À la recherche d’une victoire absolue

On peut légitimement se demander pourquoi un dirigeant autoritaire comme Poutine se préoccupe de mousser sa popularité, dès lors que sa réélection en mars ne fait aucun doute. C’est que dans un régime où la lutte politique se déploie hors du cadre légal, l’autocrate ne doit pas seulement gagner les élections ; il lui faut aussi un triomphe absolu, aussi bien en ce qui concerne le soutien que le taux de participation, pour dissuader tous les mécontents de l’idée même de changement.

Dans le contexte d’une guerre en Ukraine qui s’éternise et que la population soutient sans enthousiasme, le Kremlin préfère assurer ses arrières et, une fois de plus, stimuler la participation au vote en agitant l’épouvantail des personnes LGBT.

Cette stratégie a cependant ses limites, car la Russie est loin d’être aussi traditionaliste que ses dirigeants veulent le faire croire. Certes, l’homophobie y est répandue, comme dans la plupart des pays postcommunistes. Mais la majorité des Russes pensent par ailleurs que la religion n’a pas de place en politique et ils se montrent attachés aux droits des femmes.

Tandis que la Pologne et les États-Unis restreignent sévèrement l’accès à l’avortement, le Kremlin a récemment réitéré son intention de ne pas priver les femmes de ce choix, malgré les demandes expresses de l’Église orthodoxe russe. Ce n’est pas que Poutine se distingue par sa sensibilité à la cause des femmes. Parions plutôt que ses conseilleurs lui ont expliqué qu’il n’y avait pas de dividendes politiques à tirer de l’interdiction d’une pratique dont la Russie détient l’un des taux les plus élevés au monde. Ainsi, malgré tous les grands discours de Poutine sur l’importance de la famille nombreuse traditionnelle, l’avortement ne sera pas interdit en Russie. À tout le moins, pas avant les élections.

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