En déposant son volumineux projet de réforme au printemps dernier, le ministre de la Santé, Christian Dubé, souhaitait « rendre le système de santé plus efficace ». Pour ce faire, le ministre misait entre autres sur une meilleure collaboration entre les différents professionnels au sein du réseau et une diminution du poids des médecins dans les processus décisionnels. Nobles intentions, diront certains, mais l’on sait trop bien que c’est dans les détails que se cache le diable…

Justement, la semaine dernière, alors que se poursuivait l’étude détaillée du projet de loi 15 à l’Assemblée nationale, les véritables objectifs du ministre se sont précisés : ramener les sages-femmes dans le giron hospitalier en les plaçant sous la hiérarchie d’un directeur médical, au sein d’un conseil professionnel, le CMDPSF (Conseil des médecins, dentistes, pharmaciens et sages-femmes), composé à forte majorité de médecins.

Ce faisant, non seulement les sages-femmes perdront l’autonomie professionnelle pour laquelle elles se sont si ardemment battues pendant près d’un demi-siècle, mais pire encore, leur travail se verra désormais soumis à l’évaluation de ce conseil professionnel où domine une vision médicale et dans lequel elles seront toujours minoritaires.

Subordination médicale

C’est donc ni plus ni moins la mise sous tutelle médicale de la pratique sage-femme que le projet de loi 15 est en train d’opérer dans les coulisses, et ce, sans même que les principales intéressées – les sages-femmes – n’aient pu être consultées ni même entendues sur le sujet par le ministre.

Ce n’est d’ailleurs pas anodin si c’est un médecin, le DStéphane Bergeron, sous-ministre adjoint, qui répond à la vaste majorité des questions relatives aux sages-femmes soulevées par les partis de l’opposition durant les séances d’étude détaillée du projet de loi.

Le DBergeron, qui a occupé le poste de directeur des services professionnels et des affaires médicales au CHU de Québec de 2014 à 2020, sait mieux que quiconque ce qui doit être fait pour accroître le pouvoir des médecins sur la pratique sage-femme, le tout sous l’autorité… des « directeurs médicaux ».

En clair, ce qui est en train de se décider au moment même où l’on rédige ces lignes, c’est la fin de la profession des sages-femmes telle qu’elle a toujours tenté de se développer depuis sa légalisation, et ce, malgré un manque d’engagement des gouvernements successifs pour y arriver.

Un combat par et pour les femmes

Pour bien comprendre le contexte dans lequel s’inscrit le cri du cœur que lancent aujourd’hui les signataires de cette lettre, il est nécessaire de démystifier le rôle essentiel que jouent les sages-femmes au quotidien depuis bientôt un quart de siècle.

En effet, l’année 2024 marquera le 25anniversaire de la légalisation de la pratique sage-femme au Québec et de son intégration au sein du réseau de la santé. Cette légalisation a été le fruit d’autant d’années de dure lutte pour la reconnaissance de cette profession essentielle qui mise d’abord et avant tout sur la liberté de décision des femmes dans le choix du type de soins qu’elles souhaitent recevoir tout au long de leur grossesse, durant l’accouchement et dans les semaines qui suivent celui-ci.

Il s’agit d’une offre de services qui était depuis longtemps réclamée par les femmes, et qui leur permet non seulement de choisir leur lieu de naissance, mais aussi de choisir une approche et un accouchement respectueux de leur corps et de leur propre volonté.

Si cette pratique et les maisons de naissance où elle est offerte ont pu se développer au fil du temps malgré les préjugés auxquels font toujours face les sages-femmes, c’est précisément grâce à leur autonomie professionnelle, protégée par des structures et mécanismes prévus dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux actuelle.

Près de 25 ans plus tard, voilà que le ministre et son projet de loi viennent saper les bases mêmes sur lesquelles s’est pourtant construite et déployée la profession.

Une atteinte aux droits fondamentaux des femmes

Au moment même où plane une menace de bâillon pour faire adopter ce projet de loi, les femmes et les personnes enceintes sont en droit de se demander si, en bout de piste, elles pourront toujours disposer de leur droit fondamental de choisir par et pour elles-mêmes ce qu’elles considèrent comme le plus souhaitable et respectueux pour leur grossesse, leur accouchement et leur bébé.

Les exemples de critiques et de dénigrements que subissent les sages-femmes de la part des équipes médicales sont trop nombreux pour faire acte de foi et croire naïvement aux nobles intentions de « meilleure collaboration interprofessionnelle » exprimées par le ministre et son sous-ministre adjoint.

D’ailleurs, ces derniers prétendent généreusement soutenir les sages-femmes, convaincus de savoir ce qui est le mieux pour elles, comme de bons pères de famille, tout en omettant sciemment de rappeler qu’ils démantèlent les fondements de ce qui permet aux sages-femmes d’être ce qu’elles sont et de pratiquer au sein de notre système de santé hospitalo-centré.

Car, faut-il le rappeler, contrairement à la culture médicale dominante, les sages-femmes ne conçoivent pas l’accouchement comme un acte risqué nécessitant obligatoirement une hospitalisation et des interventions médicales, mais plutôt comme un processus biologique normal, porteur d’une signification profonde pour la femme et sa famille, et qui appartient à la personne qui met au monde son bébé.

L’heure est à la mobilisation

Si parfois il faut se remémorer les luttes du passé pour mieux se projeter dans l’avenir, souvenons-nous que le 27 juillet 1989, plus de 10 000 personnes avaient débrayé dans les rues de Montréal pour soutenir Chantale Daigle dans son combat pour le droit à l’avortement et pour le droit des femmes à disposer de leur corps. Ensemble, elles scandaient le slogan désormais célèbre : « Ni pape, ni juge, ni médecin, ni conjoint, c’est aux femmes de décider ! »

C’est inspirées et portées par ce même souffle que nous, signataires de cette lettre, lançons aujourd’hui un appel à une vaste mobilisation citoyenne pour empêcher la mise sous tutelle médicale de la pratique sage-femme au Québec.

Monsieur le Ministre, soyons claires : nous ne nous laisserons pas faire !

Cosignataires : Caroline Senneville, présidente de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) ; Françoise David, ex-présidente de la Fédération des femmes du Québec ; Laure Waridel, mère de deux enfants nés avec sage-femme ; Danny Roy, président de la Fédération des professionnels (FP-CSN) ; Thomas Bastien, directeur de l’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ) ; Marie-Ève Blanchard, directrice générale, Regroupement Naissances respectées (RNR) ; Roxanne Lorrain, co-coordonnatrice, Mouvement pour l’autonomie dans l’enfantement (MAE) ; Valérie Allard, présidente de l’Association des étudiant.es sages-femmes du Québec (AESFQ) ; Laurence Guénette, coordonnatrice, Ligue des droits et libertés (LDL) ; ainsi que plus de 500 autres personnes qui représentent des groupes diversifiés.

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