Voilà qu’au bulletin d’information, un grand thème porte sur l’itinérance. Ce mot qui se conjugue si aisément avec l’errance, la défiance, la souffrance, la perte d’appartenance. Mais ce ne sont que des mots. L’itinérance, ce tout petit mot de cinq syllabes, mais qui est si lourd de sens dans une situation de vie qui n’en a pas. L’itinérance, c’est tellement de mots qui font mal à l’âme, la prostitution, la toxicomanie, les différents troubles de santé mentale et physiques, l’isolement, la violence subie ou exprimée au quotidien, la criminalité.

Pour les parents et les familles des gens en situation d’itinérance, dont je fais partie depuis plusieurs années, c’est de se demander, quand vient le temps froid, où son enfant dormira. C’est aussi d’être envahie un samedi, à 3 h du matin, par la pensée qu’un client s’offre peut-être au même moment un service privilégié avec la personne que vous avez portée dans votre ventre. Qu’il la regardera avec le cœur vide. C’est le regard des inconnus qui se pose sur cette enfant que vous aimez tant et qui ne voit que ce corps abîmé par le trottoir et les bancs de parc.

Ma fille vous dirait que c’est le regard des passants qui la blesse le plus au quotidien. La blessure de la prostitution étant au moins rémunérée. Et pour parvenir à s’offrir corps et corps à cet inconnu, on se gèle, et pour se geler, on s’offre.

Être ce parent qui regarde son enfant disparaître dans la folie de cette vie, c’est aussi composer avec le verbe faire. Qu’est-ce que l’on a fait pour en arriver là ? Ou qu’est-ce que l’on n’a pas fait ? Qu’est-ce que l’on peut faire quand tout ce que l’on a fait n’a pas fonctionné ? À quel moment doit-on baisser les bras, ces bras qui l’ont porté de sa naissance jusqu’à aujourd’hui. Que l’on a gardés levés jusqu’à ne plus sentir notre propre douleur. Jusqu’au jour où l’on a senti que l’on devait abandonner, pour un moment ou pour tout le temps.

Parfois, je me dis que je voudrais recommencer du départ, la remettre tout près de mon cœur, en sécurité, la ramener doucement vers la lumière du monde et tenter de changer la route qu’elle a prise.

J’aimerais lui expliquer les bouleversements de mon âme, mais elle ne peut plus écouter la douleur des autres, car elle a sa propre souffrance, si profonde que ce n’est que le son de son être qu’elle entend dorénavant.

Alors, quand j’entends les pragmatiques nouvelles à la télé qui annoncent des changements sociaux visant à aider ces milliers de personnes en situation d’itinérance, qui énoncent de froides statistiques, qui font état de cette dure réalité, je ne sais que penser. Je sens l’hiver qui approche, qui ajoutera une couverture de plus sur ces âmes gelées. Et je sais que malgré ce Sommet de l’itinérance qui s’est tenu en septembre, elles auront bientôt froid. Elle aura bientôt froid.

Mais si je vous raconte tout cela, ce n’est pas pour que vous jetiez un 5 $ dans une paume tendue vers vous. Ce n’est pas pour que vous me fassiez un pouce levé dans le coin de mon petit mot. C’est pour qu’un jour, si vous croisez une personne en situation d’itinérance au détour d’une rue dans Hochelaga-Maisonneuve, par exemple, vous lui offriez un regard humain et compatissant. Et, pourquoi pas, un sourire.

Pour Vanessa.

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