Comme tout le monde, je pense que mon père, c’est le meilleur… mais je pense aussi que dans mon cas, d’autres le pensent, notamment les milliers de patients qu’il a soignés et accompagnés avec dévouement et empathie au fil de ses 57 ans de pratique.

Il y a à peine quelques semaines, mon père, le DPierre Morency, 82 ans, était le plus vieux médecin de famille toujours actif à Québec. Il a travaillé pratiquement toute sa vie… jusqu’à son lit de mort, littéralement. Mon père incarnait la médecine de famille, il était son « travail », il s’illuminait à travers les heures passées avec ses patients et s’appropriait leur souffrance.

Jeune, j’ai vu mon père engloutir un toast au beurre d’arachides sur le coin de la table après avoir travaillé toute la journée à la clinique, en vue de sa soirée à son bureau domiciliaire, de 17 h 30 à 22 h. Je l’ai entendu se dire « envoye, gros paresseux, lève-toi » après avoir osé s’asseoir quelques minutes…

Il faut croire qu’il avait une définition de la paresse bien différente de celle du Larousse.

Je l’ai vu partir avec sa valise noire, les samedis et dimanches, faire des visites à domicile pour s’occuper « de son monde ». Je l’ai aussi vu dormir debout accoté sur un coin de porte, épuisé mais satisfait et reconnaissant de faire le plus beau métier du monde. Lui et ma mère, décédée bien trop tôt pour toute l’énergie qu’elle portait, formaient un couple d’une efficacité remarquable pour gérer la clinique, élever quatre enfants et contribuer à la vie communautaire.

Côtoyer la mort

Mon père a côtoyé la mort à répétition et il en parlait avec un détachement désarmant pour les humains comme moi qui tentent plutôt de s’en éloigner et de ne pas la voir. Mon père était malade et a accepté avec une sérénité déstabilisante les limites de la vie.

Le 31 août, il a été admis aux urgences qu’il a contribué à fonder en 1968. Diagnostic : cancer en phase terminale. Refusant tout traitement – « je veux vivre, mais pas survivre », répétait-il –, il a été admis en soins palliatifs le 2 septembre. Rapidement, il a décidé que le 2 octobre, date de sa fête de 83 ans, serait sa dernière journée parmi nous.

J’ai eu l’horrible privilège d’assister à la discussion qu’il a eue avec sa médecin concernant l’aide médicale à mourir qu’il souhaitait demander pour cette date fatidique, discussion dont le ton aurait pu laisser croire qu’ils s’échangeaient une recette de sauce à spaghetti. Cette séquence de vie surréelle est tatouée dans mon esprit pour toujours. Son corps épuisé et grugé par la maladie a fermé boutique le 16 septembre… nous épargnant d’assister à une « exécution » programmée.

Les derniers moments que j’ai passés avec lui m’ont questionnée sur le devenir de notre monde. J’ai pensé qu’en cette période un peu « égocentrée » où il est presque normal, voire souhaitable, de subir sa job, d’aspirer à la retraite à 50 ans, de montrer à tout un chacun comme on a réussi sa vie en faisant du cash et en se pavanant avec sa voiture, ou mieux, son VUS ou sa Tesla, fraîchement lavée, raconter son histoire serait un baume pour les gens pas normaux comme moi qui aiment leur job, qui sont leur job, qui n’envisagent pas du tout le jour de leur retraite, qui prennent plaisir à valider leur carte OPUS pour aller au « travail », qui se sentent concernés par les changements climatiques et responsables et qui croient que leurs actions construisent la société dans laquelle ils vivent.

Mon père répétait que notre monde irait mieux si notre regard quittait notre nombril pour rejoindre celui d’autrui. Si chacun se préoccupait un peu plus des autres et si la quête du prochain objet laissait place à la curiosité intellectuelle.

« Tout le monde est important, répétait-il… Je ne suis pas plus important qu’eux parce que je suis médecin. » Il avait la chance de faire un métier qui le passionnait et le comblait et c’était bien là le plus important.

La médecine familiale québécoise a une dette envers mon père. Mon père aimait fondamentalement soigner les gens, les accompagner, les écouter. Il portait sa montre à l’intérieur du poignet, car ce n’était pas l’heure qu’il voulait voir, mais ses patients, les yeux de ses patients pour véritablement comprendre ce qui les amenait dans son bureau.

Il ne pouvait pas se résoudre à « abandonner » ses patients, à ne pas être à leurs côtés. Il refusait de regarder un écran d’ordinateur pendant ses rendez-vous pour garder toute son attention sur le patient, il s’insurgeait contre la multiplication de la paperasse et des couches administratives qui éloignaient le médecin du patient, il souffrait de voir la médecine se transformer, se dénaturer, se « fonctionnariser ».

Je ne suis ni médecin ni malade, mais je pense pouvoir affirmer sans risque que lorsqu’un médecin de famille avec 57 ans de pratique s’inquiète pour l’avenir de la médecine familiale, il y a certainement quelque chose qui cloche et qu’il serait utile qu’on écoute attentivement ceux et celles qui la vivent et la font vivre au quotidien pour faire le bon diagnostic et la soigner efficacement…

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue