La semaine dernière, le New York Times a publié un long article1 détaillant l’arrivée de l’internet sur le territoire des Marubos, un peuple amazonien vivant en marge de ce qu’on appellera, faute d’un meilleur terme, la « société moderne ».

Ils habitent la vallée de Javari, au Brésil, un immense territoire que ne traverse aucune route et où on peut trouver – ou ne pas trouver, plutôt – des tribus encore complètement isolées. Les Marubos, eux, ont de sporadiques contacts avec la modernité depuis déjà plus de cent ans, mais sont restés essentiellement fidèles au mode de vie qui a été le leur pendant des siècles.

Me voyez-vous venir comme j’ai vu venir le reporter du Times, avec son titre évoquant la conquête : « The Internet’s Final Frontier » ? Il y aura, pour les Marubos, un avant et un après internet. Comme il y en a eu pour nous, mais voilà que trois décennies après avoir été les témoins passifs d’une révolution sociale et culturelle totale, nous pouvons jouer aux voyeurs en la regardant arriver chez d’autres. Avec, en prime, le petit sentiment de supériorité de ceux qui ont vu neiger.

Le reporter, même s’il prend toutes les précautions possibles pour ne pas avoir l’air du type civilisé s’attendrissant devant la naïveté d’un peuple primitif, tombe quand même un peu dans le panneau.

Il décrit, en début d’article, une scène de groupe durant laquelle tout le monde est plus ou moins sur son téléphone, pour regarder un match de soccer, liker une photo sur Instagram, ou encore texter une copine. Une scène qui, n’importe où ailleurs, serait ordinaire, nous dit-il. Mais pas ici. Il se pose en témoin du monde qui change, et ses éditeurs précisent que le photographe et lui ont dû marcher plus de 50 milles dans la forêt amazonienne pour atteindre les villages marubos.

Me revenaient, en lisant l’article, des images des Dieux sont tombés sur la tête, cette comédie sud-africaine qui avait eu un certain succès dans les années 1980 et dans laquelle, si je me souviens bien, un village san (on les appelait « bushmen » dans le film) est complètement chamboulé lorsqu’une bouteille de Coca-Cola vide, jetée d’un avion, tombe du ciel. Les détails m’échappent, mais la bouteille devenait un objet de convoitise et de discorde dans le village autrefois harmonieux, à tel point qu’on décidait de s’en débarrasser.

Je suppose que le film provoquerait aujourd’hui un malaise, il est sans doute truffé de maladresses et certainement tourné avec une perspective qui, sans être ouvertement raciste, doit respirer la condescendance. Comme ils sont drôles, ces hommes de la savane qui s’extasient devant une bouteille de Coke, hihi ! Comme c’est triste de voir ces jeunes Marubos qui arpentaient autrefois la savane à la recherche de baies et de racines aujourd’hui scotchés à leurs téléphones ! Comme il fait bon idéaliser les sociétés de chasseurs-cueilleurs et leur souhaiter de toujours préserver leur belle innocence !

J’exagère un brin. Un effort est tout de même fait pour nuancer le propos, et la parole est donnée à des villageois, dont un chef, qui sont tous lucides face à cette nouvelle ère dans laquelle ils sont entrés depuis 2022 : malgré les nombreux inconvénients et les tiraillements que l’internet impose au tissu social, sa venue est une bonne nouvelle.

On peut soigner les malades plus vite, avoir accès à de précieuses informations, enseigner, se sentir moins loin de ceux qu’on aime. Et puis, de toute manière, la connexion est là pour de bon, ils le savent. On ne revient pas de l’internet.

Starlink, la société d’Elon Musk, est bien au courant de ce fait. C’est elle qui a jovialement connecté la vallée de Javari, avec la participation active d’Allyson Reneau, une Américaine se décrivant d’abord comme « mère de onze enfants » sur son site, où des images truquées nous la montrent tenant la main d’enfants dans un village évoquant l’Afrique. Une militante locale l’aurait entendue parler à une conférence sur l’espace et, après avoir vu une photo d’elle devant les locaux de SpaceX sur Facebook, elle l’aurait contactée. J’utilise le conditionnel parce que toute cette histoire me semble hautement saugrenue, mais les faits sont là, l’internet est arrivé chez les Marubos, et ceux-ci confirment que Reneau est bien venue, accompagnée de porteurs qui ont charrié panneaux solaires et antennes à travers la jungle. Et, au-dessus de tout ça, désincarné comme une présence presque divine, Elon Musk, étendant sa bénédiction virtuelle et connective.

Malgré les efforts d’objectivité déployés, on sort de la lecture de ce texte habité par une certaine tristesse, qui n’est pas celle que l’auteur devait chercher à provoquer. Comme si on venait là pour s’émouvoir d’un peuple qui a perdu son innocence, mais qu’on se retrouvait confronté à la déchéance de la nôtre, saccagée depuis si longtemps que nous ne savons presque plus à quoi elle ressemble.

1. Lisez l’article du New York Times (en anglais ; abonnement requis) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue