La table est dressée, toute la famille est attablée, le combat des générations peut commencer.

Aussi étrange que ça puisse paraître pour les profanes, Réal Lalumière a toujours eu une passion pour la broche métallique. Son entreprise, il l’a démarrée en installant de la machinerie pour produire des objets en fil de métal dans le sous-sol de sa maison de Pointe-aux-Trembles. Pendant cinq ans, il n’a pas pris de congé, pas de vacances, pas de week-end. Un vrai de vrai entrepreneur acharné.

Tous ces efforts et sacrifices ont fini par payer. Le voilà qui reçoit le journaliste de La Presse dans sa nouvelle usine, où il plie de la broche pour la transformer en paniers d’épicerie et en tablettes de frigo.

Il ne manque pas d’ouvrage, ça non. Mais il manque de jeunes soudeurs, ça oui.

Les jeunes ne veulent plus travailler. Ils vont travailler une semaine et ils s’en vont. Les autres restent trois mois, juste le temps d’avoir droit à l’assurance-chômage. Dans l’industrie, c’est partout pareil.

Réal Lalumière, président de RL Wire Works inc.

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La Presse du 18 février 1975 : « Les jeunes ne veulent plus travailler […] partout dans l’industrie. »

Ah, pour ça, l’entrepreneur n’est pas le premier à se plaindre. C’est bien connu, les jeunes n’ont plus le cœur à l’ouvrage ! Rien à voir avec… avec…

Euh. Avec qui déjà ?

Revenons un instant à Réal Lalumière.

Le reportage a été publié dans La Presse de… février 1975. Les fameux jeunes employés dont il parle, s’ils avaient 20 ans au moment de la publication, étaient donc nés en 1955.

Ce qui fait d’eux d’authentiques baby-boomers.

Ce qu’il y a de bien, avec la numérisation des archives de journaux, c’est qu’elle nous permet de retrouver facilement quelques perles du genre. Prenez le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, repérez la section des revues et journaux, et tapez quelques mots dans le moteur de recherche. Du genre : « Les jeunes ne veulent plus travailler », par exemple.

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La Presse du 6 avril 1963 : « Les jeunes ne veulent plus travailler. Ils veulent être publiés rapidement, être connus encore plus rapidement. »

L’idée nous est venue de Paul Fairie, chercheur à l’Université de Calgary. À l’été 2022, sur son compte X, il a publié une enfilade consacrée à la citation « Nobody Wants to Work Anymore » (Plus personne ne veut travailler de nos jours). Chacun des messages du fil contient un extrait publié dans un journal où apparaît cette formule, accompagné de la date de publication. Le plus vieil extrait remonte à 1894.

Consultez l’enfilade « Nobody Wants to Work Anymore » (en anglais)

Dans une entrevue à une radio néo-zélandaise au printemps dernier, Paul Fairie racontait avoir été intrigué par cette phrase qu’il entendait souvent autour de lui. « J’ai commencé à faire des recherches dans les archives. J’ai trouvé des mentions, et je n’en étais pas surpris. Mais ce qui m’a surpris, c’est à quel point ces mentions remontaient loin ! »

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La Presse du 7 mai 1971 : « Les jeunes ne veulent même plus travailler comme leurs aînés. La vitesse et la production ne sont pas leurs priorités : ils sont à la recherche du bonheur de vivre », explique M. Gélinas.

Paul Fairie – qui, à notre grand regret, n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue – a fait le même exercice sur le thème de l’humour (« En 1933, les clowns se plaignaient déjà que les gens ne riaient plus de leurs blagues comme avant ») ou celui de la paresse chez les enfants (« Les gens accusent TikTok d’avoir une mauvaise influence sur les enfants, mais on peut trouver le même genre de plaintes concernant le vélo, le jazz, la radio… »).

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Le Droit du 17 octobre 1973 : « Les jeunes veulent quitter le travail à cinq heures. Ils ne veulent pas apprendre, et les vieux meurent les uns après les autres. »

Il confiait aussi combien ses recherches dans le passé avaient pour effet de le rassurer sur le présent. « Quand on commence à trouver ces citations, on a une impression bizarre. Peut-être qu’on ne doit pas se dire que plus personne ne veut travailler, mais qu’en fait, personne n’a jamais voulu travailler du tout ? »

Tasse-toi, mononcle

N’en déplaise à Réal Lalumière – et à tous ceux qui ont hurlé un grand « Ha ! » avec l’exemple du début –, rien ne démontre que les jeunes baby-boomers étaient particulièrement paresseux. Bien sûr, dit le sociologue Jacques Hamel, professeur émérite à l’Université de Montréal, il y a l’image des hippies, du flower power, d’une vie libérée des chaînes du labeur… « Mais quand on gratte un peu, quand on fait la moindre étude, on découvre qu’il s’agissait des jeunes de milieux favorisés qui n’avaient pas besoin de travailler, qui étaient soutenus par leurs parents. Les autres n’avaient pas le luxe de pouvoir dire qu’ils ne voulaient pas travailler. »

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La Presse du 27 novembre 1973 : « Les jeunes ne veulent plus travailler sur la ferme comme leurs parents l’ont fait jusqu’à présent. »

L’anthropologue Margaret Mead avait observé, rappelle-t-il, que dans les sociétés primitives, le changement s’opère si lentement que les jeunes se soumettent plus naturellement au pouvoir des aînés. Mais dans les sociétés modernes, où les changements sont très rapides, les jeunes sont en meilleure position pour contester ce pouvoir.

« Les faits sur lesquels on s’appuie pour faire ces comparaisons sont basés sur la société dans laquelle on a évolué, dit-il. Mais on oublie de reconnaître que la société a changé. »

Dans « mon » temps

John Protzko est chercheur à l’Université de Californie à Santa Barbara. Lui aussi a toujours été intrigué par cette propension des plus vieux à dénigrer les plus jeunes.

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Le Quotidien du 14 janvier 1976 : « On entend souvent dire que les jeunes […] Les jeunes ont grandi dans un contexte où l’autorité a perdu de son poids. »

« Et puis, nous raconte-t-il en entrevue téléphonique, j’ai commencé à remarquer que les personnes qui se plaignaient étaient aussi des gens très… très doués. »

Doués ? C’est-à-dire ?

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Le Devoir du 18 juillet 1977 : « Les jeunes ne veulent plus travailler. »

« Ces personnes avaient développé un très haut niveau d’excellence dans ce qu’elles critiquaient. Par exemple : un jour, quelqu’un qui lit beaucoup m’a dit que sa génération lisait davantage que la mienne. Et la première pensée que j’ai eue, c’est que cette personne était l’un des plus grands lecteurs que j’avais rencontrés. » Comment cette personne, se disait John Protzko, peut-elle vraiment juger à quel point les « gens ordinaires » lisent ?

« Nous avons donc commencé à étudier la question, et c’est la première chose que nous avons trouvée : les gens sont particulièrement critiques des jeunes d’aujourd’hui à propos de choses dans lesquelles ils excellent eux-mêmes. Ainsi, si vous étiez un enfant très intelligent, vous avez tendance à penser que les enfants d’aujourd’hui sont moins intelligents. Mais si vous étiez plutôt dans la moyenne, vous ne pensez pas que les jeunes d’aujourd’hui sont si bêtes. »

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Le Nouvelliste du 8 avril 1981 : « J’ai du mal à trouver des gens qui veulent travailler. Les jeunes ne veulent pas travailler, et les plus âgés ne peuvent pas supporter la chaleur […] »

Et c’est le cas pour bien des comparaisons. Les passionnés de lecture trouvent que les jeunes lisent moins, et ceux qui ont un grand respect de l’autorité estiment que les jeunes d’aujourd’hui sont particulièrement égoïstes et malpolis.

« Et on peut penser la même chose à propos des gens qui disent que les jeunes ne veulent plus travailler. C’est le genre de choses qu’on entend de la part de quelqu’un qui est habitué à travailler dur. »

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La Presse du 16 janvier 1982 : « Les dépenses ont quadruplé ou triplé, le personnel n’est pas facile à trouver. Les jeunes ne veulent plus travailler. »

Comme… notre plieur de broche de 1975, par exemple ?

Tout le monde comme moi

Les chercheurs ont également remarqué une autre distorsion : la tendance à appliquer sa propre expérience aux individus de toute une génération. Par exemple, une personne qui a passé beaucoup de temps dans son enfance le nez dans les livres aura tendance à croire que tous les enfants de son âge faisaient la même chose.

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La Presse du 22 mai 1985 : « Les jeunes ne veulent plus travailler, même avec un salaire minimum ; ils voudraient des salaires de cadres en commençant. »

(Pardon ? Ce ne sont pas tous les enfants des années 1980 qui lisaient La Presse chaque jour d’un bord à l’autre, en s’attardant sur la colonne de Foglia et la fiche de points de Mats Näslund ? Vous en êtes certain ?)

En fait, notre cerveau emprunte un raccourci pour étendre une expérience personnelle à tout un groupe de personnes. À cela, dit le chercheur, s’ajoute le phénomène de « présentisme », selon lequel notre cerveau porte des œillères et construit une vision du passé ou de l’avenir à partir du temps présent.

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Le Soleil du 12 septembre 1998 : « Les jeunes ne veulent plus travailler 24 heures sur 24, sept jours sur sept. »

Nous avons ainsi tendance à prendre notre “moi actuel” et à le projeter dans le temps.

John Protzko, chercheur à l’Université de Californie à Santa Barbara

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La Presse du 22 juillet 2000 : « Nous avons l’impression que les jeunes ne veulent plus travailler au salaire minimum et souhaitent plutôt recevoir un salaire de 8 $ l’heure dès l’embauche. »

« La croyance la plus répandue à propos de la mémoire est que les souvenirs sont très précis et dignes de confiance, dit John Protzko. Que les souvenirs seraient, en quelque sorte, un enregistrement de ce qui s’est passé, qu’on pourrait rembobiner pour se souvenir. Or, ça ne marche pas comme ça. »

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Le Courrier de Saint-Hyacinthe du 5 avril 2006 : « Ce n’est pas bien compliqué, aujourd’hui, on dirait que les jeunes ne veulent plus travailler. Il faut en engager une dizaine pour en avoir un qui va rester. Le phénomène n’est pas unique à nous mais à l’ensemble des entreprises. Ils se présentent et veulent avoir 20 $ de l’heure en partant. Je pense que la conjoncture économique qui s’en vient changera peut-être les choses. »

La réalité est plus nuancée, et surtout, les époques comparées sont différentes. « Je crois que le message le plus important est qu’on doit faire preuve d’humilité », dit John Protzko.

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L’Itinéraire du 1er novembre 2017 : « Il y a environ un an j’ai eu une discussion avec un député du Parti libéral du Québec. Il me disait que de nos jours, les jeunes ne veulent plus travailler. […] »

Il y a un millénaire, dit-il, les aînés se plaignaient probablement que les jeunes ne participaient plus aux corvées de bois de chauffage comme avant. Mais se plaignaient-ils autant que les « vieux » d’aujourd’hui ? « Il se peut que le phénomène soit en croissance. Il se peut aussi que les gens d’aujourd’hui aient simplement plus de moyens pour se faire entendre… »

Autour du moi

« Plus comme ci » ou « moins comme ça », les comparaisons entre les générations sont délicates. Mais ces dernières années, notent les sociologues, la société dans laquelle évoluent désormais les jeunes est marquée par une tendance sociale incontournable : l’individualisation.

« L’individualisation, ce n’est pas “l’individualisme” au sens d’être égoïste et nombriliste, précise le sociologue Jacques Hamel. Ça désigne une tendance à vouloir se concevoir par soi-même, se soustraire de toutes contraintes sociales. » À commencer par celles imposées par ceux qui sont plus vieux.

Mais à quel point s’agit-il d’un « nouveau phénomène » ? « Ça fait au moins 30, 35 ans que c’est dans le paysage », dit le sociologue. Certains font même remonter ses racines aux mouvements sociaux de Mai 68, dit Jacques Hamel.

Ce qui est nouveau, observe cependant le sociologue à la retraite, c’est que le fossé entre « jeunes » et « vieux » se creuse plus tôt. Les nouveaux profs d’université sont déroutés par l’attitude de leurs étudiants qui remettent en cause, par exemple, l’étude de certains auteurs au nom de la rectitude morale, remarque Jacques Hamel. Comment l’expliquer ? « J’aime bien les travaux de la sociologue américaine Sherry Turkle. Selon elle, le monde numérique fait en sorte qu’on a affaire à des jeunes – pas seulement des étudiants – qui veulent vivre sans friction et sans contrariété. Ils conçoivent l’université comme une chambre d’écho, puisqu’ils sont habitués à ne jamais se faire contredire. C’est une explication parmi d’autres, mais je trouve que c’est intéressant. »