Je m’en souviendrai toujours : un samedi matin de novembre, j’accompagnais ma fille à l’aréna, où elle suivait des cours de patinage artistique dans le groupe des 5-6 ans, « Les petites étoiles ». Pendant qu’elle tentait des acrobaties, j’avais prévu de corriger des copies. Car durant l’automne, les profs ne récoltent pas seulement les feuilles mortes, ils récoltent aussi les feuilles d’examen.

Pendant que j’encerclais les fautes et distribuais les points, autour de moi des parents ensommeillés buvaient leur café, les yeux rivés sur l’écran de leur téléphone. J’essayais de ne pas perdre ma fille de vue, je hochais la tête d’un air distrait à chaque tour de patinoire, mais en vérité, j’étais occupé ailleurs. Après quelques minutes, elle s’est arrêtée à ma hauteur, derrière la baie vitrée, et m’a fait signe de m’approcher. Elle voulait protester.

« Papa, tu ne me regardes pas.

— Mais bien sûr, ma chérie, que je te regarde !

– Non, papa. J’ai besoin que tu me regardes vraiment. »

Et ma fille avait raison. Voilà une demande que je n’allais pas oublier.

À partir de quel moment avons-nous décidé qu’il n’était plus nécessaire de nous regarder les uns les autres ? Que nos problèmes et nos « affaires », nos échanges et nos alertes – presque toujours liés à des écrans – pesaient plus lourd que les personnes ?

Au moment où j’écris ces lignes à bord de la rame de métro qui me mène au travail, je lève un instant les yeux : tout le monde autour de moi regarde son téléphone, dans sa bulle, en silence. Les lieux publics sont devenus des endroits étranges, où la présence est indissociable de l’absence. Nous sommes bien présents de corps, dans les salles d’attente, les autobus, les arénas, les bureaux et les classes, mais de plus en plus absents d’esprit – comme des zombies.

La contemplation des écrans nous entraîne ailleurs, dans la lecture de nos messages et la surveillance de nos réseaux, dans la consommation effrénée d’images et de vidéos, qui défilent machinalement devant nos yeux, alors que notre pensée papillonne d’un objet à l’autre, en quête de nouveaux stimuli.

Depuis 20 ans, la capacité moyenne d’attention d’un adulte regardant un écran est passée de 2 minutes 30 secondes à 47 secondes⁠1. Et la capacité des adolescents à rester concentrés sur une même tâche n’est plus en moyenne que de 65 secondes⁠2. Le bombardement d’information est bien réel : les acteurs de l’univers numérique sont lancés dans une guerre sans merci pour attirer notre attention et la garder.

C’est pour remédier à ce problème que j’ai décidé, il y a quelques années, d’interdire l’utilisation des ordinateurs portables dans mes classes de littérature au cégep. Je connaissais les grandes qualités de mes élèves, des jeunes curieux et engagés, mais je savais aussi que la tentation d’aller voir ailleurs – lire ses messages, regarder des vidéos de chat, vérifier le nombre de « J’aime » reçus – était parfois trop forte.

J’avais la désagréable impression que tous ces écrans allumés et dressés entre moi et eux avaient fini par creuser une distance. Parfois, un élève riait en regardant son ordinateur, ou des visages autour de lui s’éclairaient soudain, sans que je sache si c’était mon propos qui le faisait réagir ou bien quelque chose qui venait de surgir à l’écran. Quand j’ai réalisé que certains de mes meilleurs élèves m’écrivaient des messages pendant mes cours (!), j’ai décidé que c’en était assez.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Prendre des notes dans un cahier, avec un crayon ? Voilà une solution pour contrer les distractions et ranimer la vie en classe, a constaté Mathieu Bélisle.

« Dorénavant, ai-je annoncé, vous allez prendre des notes dans un cahier, avec un crayon. » « Comme au XXe siècle », ai-je ajouté, sourire en coin. J’ai peut-être eu l’air d’un dinosaure aux yeux de certains (d’ailleurs, facteur aggravant, je n’ai pas de téléphone portable), mais au fond, ça n’avait pas d’importance. J’en avais assez de me méfier de ce qu’ils regardaient et faisaient sur leur ordinateur. J’avais envie de m’intéresser à ce qu’ils avaient à dire, à ce qu’ils pensaient et ressentaient.

Mes élèves ne se sont jamais plaints de ma décision. Et il est clair que je ne reviendrai pas en arrière. L’atmosphère de mes classes a complètement changé. Les élèves posent des questions, font des commentaires, rient et sourient, me corrigent aussi. Et puis, surtout : nous nous regardons. Ma classe est devenue un sanctuaire, où ils peuvent maintenir leur attention sur un problème sans être constamment invités à voir ailleurs.

Fait à noter, les grands patrons des Big Tech, dans la Silicon Valley, ont eux-mêmes fait ce choix pour leurs enfants et adolescents, qui fréquentent souvent des établissements – notamment les écoles Waldorf⁠3 – où l’usage des écrans est proscrit. Ces gens sont parfaitement conscients de la nature addictive des technologies qu’ils ont inventées. Et le fait d’être adulte ne change rien à l’affaire : promenez-vous dans les amphithéâtres des universités, et vous constaterez que le nombre d’écrans ouverts sur Instagram, TikTok ou Messenger est ahurissant.

Nous avons longtemps rêvé d’un monde interconnecté, où il serait possible de communiquer partout et en tout temps. Mais la liberté espérée s’est transformée en dépendance.

De plus en plus, je le crois, nous aurons besoin d’espaces déconnectés, de lieux de répit, où nous pourrons redevenir disponibles au monde qui nous entoure. L’attention est une faculté qui se perd, mais qui, heureusement, peut se réapprendre. Un peu partout, le mouvement pour se réapproprier ce bien précieux est lancé⁠4. De petits groupes d’adolescents et d’adultes s’assoient en cercle et discutent, ou alors se promènent dans les rues et les parcs, un calepin à la main, en notant ce qu’ils observent. Ils découvrent la beauté des choses simples – un arbre, une fleur, une maison, un enfant – dont les écrans les avaient détournés.

Et voilà le bien que je nous souhaite en cette année qui commence : trouver des moments pour renouer avec le monde qui nous entoure, pour passer du temps avec nos proches… et les regarder, vraiment.

1. Lisez l’article « Why Everyone’s Worried About Their Attention Span – and How to Improve Yours » du magazine Time (en anglais)

2. Voir Johann Hari : Stolen Focus. Why You Can’t Pay Attention – and How to Think Deeply Again, New York, Crown, 2022.

3. Lisez l’article « Why the Silicon Valley titans who got our kids addicted to screens are sending their own children to tech‑free Waldorf schools » du quotidien The Times (en anglais)

4. Je pense notamment à la Strother School of Radical Attention. À ce sujet, je vous invite à lire le sociologue Hartmut Rosa : Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020 ; de même que cette excellente entrevue qu’il accordait à mon collègue Paul Journet en 2022.

4. Lisez une entrevue avec le sociologue Hartmut Rosa Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue