La chercheuse Véronique Pronovost a infiltré un réseau de militants antiavortement en Floride dans le cadre de sa thèse de doctorat. Une démarche fascinante et ô combien pertinente, puisque cet État vient d’adopter une loi extrêmement restrictive en matière de droit à l’avortement et que l’enjeu pourrait être déterminant lors du scrutin présidentiel américain.

Dans un café du boulevard Saint-Laurent, Véronique Pronovost sort d’un sac une minuscule poupée qui ressemble à un fœtus, en s’excusant à l’avance au cas où ça me choquerait.

Elle a suivi, il y a 18 mois, aux États-Unis, une formation pour intervenir auprès des femmes enceintes. On lui a recommandé de déposer cette poupée au creux de la main de chaque femme qu’elle pourrait rencontrer.

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La chercheuse Véronique Pronovost

L’objectif ? « Venir humaniser, visuellement, ce qui se passe comme processus organique à l’intérieur de l’utérus de façon à générer un lien affectif entre la personne enceinte et le fœtus ou, en fait, l’embryon à ce stade-là », explique-t-elle.

L’idée est de décourager les femmes enceintes de mettre un terme à leur grossesse.

Soyons clairs : Véronique Pronovost n’avait absolument pas l’intention d’utiliser ce genre de stratégie. Elle a suivi cette formation dans le but de documenter le fonctionnement du mouvement antiavortement aux États-Unis.

Dans le cadre de sa thèse de doctorat en sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), elle s’est glissée, incognito, parmi les militants antiavortement en Floride. Son immersion au sein de ce mouvement (avec une identité fictive) a duré trois mois et demi, à l’automne 2022. Juste après, donc, que la Cour suprême des États-Unis eut mis la hache dans l’arrêt Roe c. Wade, qui avait légalisé le droit à l’avortement dans tout le pays au début des années 1970.

« L’idée était de prendre un angle différent, dit-elle. D’intégrer le mouvement. D’aller voir comment il fonctionne de l’intérieur : quels sont les discours employés, les stratégies et les ressources ? »

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Le 24 avril dernier, des militants antiavortement manifestaient à Tampa, en Floride, où Joe Biden avait organisé un évènement de campagne.

Une démarche originale et fascinante.

Elle est même parvenue, à mon sens, à se glisser dans la tête des militants antiavortement.

Qu’a-t-elle découvert ?

Ce qu’ils et elles disent est basé sur des croyances très, très fortes, qui sont inspirées de textes religieux. La Bible est un outil de travail très important, je l’ai lue à de nombreux moments. On s’y référait très souvent.

Véronique Pronovost, chercheuse

« Comment on réfléchit ? Comment on justifie les choses ? On applique les principes bibliques à la vie de tous les jours, ajoute la chercheuse. C’est vraiment ça l’idée dans le mouvement antiavortement, mais aussi, plus largement, dans d’autres milieux de la droite chrétienne. »

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Des manifestants antiavortement devant une clinique indépendante à Fort Pierce, en Floride, le 27 avril dernier.

Véronique Pronovost parvient à expliquer clairement pourquoi le mouvement antiavortement aux États-Unis est devenu si influent et si puissant.

Elle a constaté en Floride qu’il prend la forme d’une véritable toile d’araignée.

« Il y a des organisations pour absolument tout. Il y a par exemple celles qui écrivent les lois qui sont proposées dans les États [pour restreindre le droit à l’avortement]. Il y a aussi celles qui visent uniquement à trouver des règlements municipaux que les cliniques ne respectent pas dans le but de les prendre en défaut et de les faire fermer », explique-t-elle.

Au cœur de cette toile, il y a les centres d’aide à la grossesse. C’est, selon la chercheuse, l’acteur central du mouvement antiavortement aux États-Unis. C’est d’autant plus troublant que les responsables de ces centres cachent bien leur jeu.

« Ils offrent des services aux personnes enceintes qui ne savent pas ce qu’elles veulent faire. C’est comme un soutien à la décision… sauf qu’on va tenter d’orienter votre décision sans dire qu’on est contre l’avortement. On ne va le laisser paraître d’aucune manière. »

Dans des centres, on prodigue même certains soins médicaux pour attirer les femmes susceptibles d’interrompre leur grossesse. On va jusqu’à offrir des échographies. « Avec des machines flambant neuves, précise Véronique Pronovost. J’ai visité ces salles-là. J’ai vu comment c’est organisé. C’est vraiment impressionnant. »

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La chercheuse Véronique Pronovost en pleine conversation avec notre chroniqueur

L’aspect communautaire des diverses organisations fait aussi leur force. « C’est beaucoup plus qu’être seulement contre l’avortement, résume-t-elle. C’est appartenir à un groupe qui est plus grand que soi. Il y a toujours cet esprit de communauté, de répondre aux besoins de la communauté. »

Enfin, il faut évidemment ajouter à l’équation « le volet politique et le volet religieux » du mouvement.

Et par-dessus tout, la façon dont tous ses tentacules agissent de concert et se renforcent. « Tout ça est intégré dans une mesure telle que le mouvement pro-choix est complètement dépassé », estime la chercheuse.

L’expérience de Véronique Pronovost est particulièrement pertinente en cette année électorale aux États-Unis où l’avortement s’annonce comme un sujet déterminant.

Joe Biden et Kamala Harris ont d’ailleurs prononcé des discours en Floride au cours des deux dernières semaines pour y défendre le droit à l’avortement.

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Le président américain Joe Biden livrant un discours sur le droit à l’avortement lors d’une visite sur le campus Dale Mabry du Hillsborough Community College à Tampa, en Floride.

Ce n’est pas un hasard. Le 1er mai, l’avortement a été interdit en Floride après six semaines de grossesse. Une loi à ce sujet ayant obtenu le feu vert du gouverneur Ron DeSantis avait été validée récemment par la Cour suprême de l’État.

Lors de son allocution, Joe Biden a critiqué Donald Trump (ce sont les juges qu’il a nommés à la Cour suprême qui ont permis d’annuler l’arrêt Roe c. Wade) et a exhorté les participants au rassemblement à se mobiliser. À la fois pour voter pour les démocrates en novembre prochain et pour participer en grand nombre, au même moment, à un référendum qui permettrait d’élargir l’accès à l’avortement.

Véronique Pronovost est loin d’être certaine que Joe Biden peut gagner en Floride lors de la présidentielle. C’est un État dorénavant « plus conservateur », où Donald Trump a triomphé lors des deux derniers scrutins.

Elle estime toutefois que la question de l’avortement pourrait « jouer des tours » au candidat républicain dans certains États.

Mais elle signale aussi que la décision rendue par la Cour suprême il y a deux ans n’a pas atténué l’ardeur des militants antiavortement. Ils ont triomphé sur le plan national et ils mènent maintenant leur combat davantage au sein de chacun des États, persuadés qu’ils doivent « se mobiliser pour rendre l’avortement à la fois inaccessible et impensable ».

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