Semaine de rentrée au cégep. Vous êtes des dizaines de milliers à investir des salles de classe comme la mienne, à donner vie, par chacun de vos gestes, à ces institutions proprement québécoises que vous fréquentez peut-être pour la première fois.

J’ai une proposition à vous faire. Une qui déplaira certainement aux technopédagogues de ce monde. Une qui en fera probablement pester un certain nombre d’entre vous. Une qui vous paraîtra si utopique qu’elle révélera, d’emblée, la discipline que j’enseigne. Mais les temps sont plus durs que jamais pour les rêveurs dont les élucubrations, pour se matérialiser, nécessitent l’apport de la collectivité tout entière. Alors voilà, je vous propose de transformer le regard que vous portez sur ce geste machinal consistant à ramasser votre cellulaire pour y plonger votre regard.

Je vous propose de voir ce geste non plus comme un acte banal et routinier, mais comme une action éthique comportant des ramifications profondes mettant en péril non seulement votre propre épanouissement, mais aussi la capacité de votre institution à remplir adéquatement la mission humaniste qu’elle porte. Il est grand temps, me semble-t-il, de changer de paradigme. Ma suggestion sera donc la suivante : je vous propose de voir cette action comme un geste vulgaire, vil, accompli la plupart du temps par une personne dépendante et, donc, nécessiteuse. Vous avez deviné, j’enseigne la philosophie. Et, effectivement, ça ne peut être qu’un dinosaure tout droit sorti du siècle précédent pour y aller d’une idée aussi saugrenue.

Seulement voilà, la farce a assez duré. On vous observe, depuis des années maintenant, assis avec des collègues à la cafétéria, coupés les uns des autres, obnubilés par des pixels plutôt que par la personne juste à côté de vous.

Vous avez été vus plus nombreux que jamais, la session dernière, à faire votre entrée dans des salles de classe laissées vacantes, parfois une heure avant que le cours ne commence, pour vous y installer dans le silence et l’obscurité totale afin de mieux trouver refuge dans des univers virtuels. Fait nouveau, plusieurs, semble-t-il, préfèrent maintenant l’inconfort de l’habitacle de leur automobile pour s’offrir un cyberbuzz, comme de vrais toxicomanes du numérique, plutôt que de risquer la socialisation encore présente à l’intérieur des murs de l’institution. Et on observe tout cela, perplexe, pendant qu’augmentent vos troubles d’anxiété et de dépression en tout genre, pendant que les services d’aide psychologique débordent.

L’éléphant dans la pièce

Alors que les administrateurs focalisent sur des taux de rétention et de réussite, que les aides pédagogiques de tout acabit chantent le refrain consistant à faire de l’espace que vous fréquentez un lieu sécuritaire et inclusif, peu, semble-t-il, s’intéressent encore à l’éléphant dans la pièce, à savoir que la relation que vous entretenez avec la patente dans votre poche est fort possiblement l’obstacle le plus significatif à la réussite scolaire et à l’intégration sociale. La cyberdépendance ne s’est pas volatilisée lorsqu’elle s’est généralisée au sein de la population, elle est devenue un problème qui nous afflige tous, tout simplement.

Il y a quelques décennies, les salles de classe et les cafétérias étaient bondées de fumeurs dépendants des substances addictives concoctées par les entreprises de tabac. Durant des décennies, des gens se sont empoisonnés, eux-mêmes et les autres tout autour d’eux, afin de s’offrir l’effet grisant d’une cigarette. Fumer était si profondément ancré dans la norme sociale qu’aucun ne sourcillait à la vue de l’épais nuage de fumée que chacun était condamné à respirer. Tant qu’elles ne sont contestées, les idéologies et les normes ont ceci de particulier : elles sont invisibles.

La formation générale que l’on offre au collégial prend racine dans le socle humaniste. On compte, au nombre des vertus que l’on voudrait développer, celles de la tolérance, de l’ouverture à l’autre et une certaine sollicitude que l’on devrait savoir manifester pour son prochain.

Ce sont de telles valeurs, fondamentales au bon fonctionnement psychosocial d’une personne et de sa collectivité, qui sont désormais en danger. Si l’on doit apprendre, lors de notre passage au cégep, à être humain, il importe plus que jamais, dans cette nouvelle ère, de bien définir et défendre cette vision afin de la distinguer du post-humain à l’intelligence hybride vers lequel des idéologies technolibérales ou transhumanistes voudraient nous mener.

Parce que l’inattention que l’on porte à l’autre est au moins aussi importante que l’attention qu’on lui porte, il faut prendre conscience que l’attrait du numérique contribue à une érosion de la santé mentale ainsi qu’à une diminution des possibilités d’émancipation de tout un chacun.

Cette session, chers élèves, levez les yeux et gardez la tête haute, vous contribuerez ainsi à la sauvegarde des fondations de votre grande et noble institution.

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