Mon frère est mort du cancer. Il avait 35 ans.

Ça faisait 11 mois moins un jour qu’il avait reçu son diagnostic. Je n’oublierai jamais le médecin assis au pied du lit d’hôpital de mon frère. Il était venu préparé, avec des feuilles et un stylo bleu. Il nous a salués, s’est présenté et s’est mis à dessiner sur une de ses feuilles : un tuyau puis un cercle à l’intérieur du tuyau. Il traçait le cercle avec intensité, a passé quatre, cinq, six fois dessus. Il a levé les yeux vers mon frère, puis mes parents et moi et nous a dit : « Ça. Ça, là. C’est du cancer. »

Onze mois moins un jour plus tard, je tenais la main de mon frère alors qu’il était en train de mourir. Ça faisait sept jours qu’il était à l’étage des soins palliatifs de l’hôpital. Sept jours qu’il était inconscient – à quelques exceptions près. Comme la fois où il s’est brusquement réveillé pour répondre à ma mère qui lui disait qu’il pouvait arrêter de se battre : « Maman, arrête ! J’me bats pas ! J’dors ! » Aussitôt dit, aussitôt rendormi !

Attendre la mort de mon frère, avec mes parents, dans une chambre d’hôpital qu’on n’a pratiquement jamais quittée (sauf pour café et bagel de la cafétéria) a été extrêmement difficile.

Ça a aussi été parsemé de moments très, TRÈS drôles. Comme celui-ci : lorsqu’un corps est entre la vie et la mort, la peau devient sèche et forme des flocons comme des pellicules. Même si une infirmière lavait et appliquait de la crème hydratante sur le corps de mon frère tous les matins, j’ai eu la bonne idée de lui appliquer un masque sur le visage. Pas un masque crémeux, mais une feuille hydratante qu’on retrouve en pharmacie. Je me suis dit : il va ressentir la fraîcheur du masque et ça va lui faire du bien. J’ai choisi celui au melon d’eau. En ouvrant le paquet, je me suis vite rendu compte que le masque n’avait pas seulement une odeur de melon d’eau, mais qu’il avait aussi le gros fruit d’imprimé dessus : le contour vert et le rouge à l’intérieur parsemé de pépins… Je l’ai quand même mis sur le visage de mon frère. Son pauvre visage amaigri était caché par le gros dessin de melon d’eau.

« Cynthia ! Qu’essé ça !? » Ma mère et moi, on s’est regardées et on s’est mises à rire comme deux enfants. Puis mon père s’est mis de la partie.

Comment pouvait-on être dans une situation aussi dramatique et rire comme ça ? Il ne peut pas y avoir des fous rires à l’étage des soins palliatifs, quand même !

Lorsqu’une personne qu’on aime meurt, sa mort est une finalité. Notre deuil, lui, est infini. Dès le début, il nous arrache du monde qu’on habite et nous recrache dans un autre.

Dans ce nouveau monde, le superficiel est pareil : l’environnement, les gens… Pourtant, ce nouveau monde n’est pas celui d’avant. Ici, il n’y a pas de filtre Instagram pour camoufler notre vie imparfaite. Dans mon nouveau monde, la souffrance fait partie de l’expérience humaine. Elle cohabite avec la beauté pure du monde. Ici, certaines personnes meurent jeunes, d’autres développent des maladies chroniques. Certaines personnes enterrent leurs parents, d’autres enterrent leurs enfants. Ici, les couleurs sont plus vives et le café du dimanche matin est meilleur. Ici, on peut avoir mal jusque dans nos tripes et vouloir vivre pleinement cette vie qu’on a.

Dans ce nouveau monde, j’ai été forcée de réaliser que ni la mort ni le deuil ne sont des problèmes que l’on peut régler à grands coups de pensées positives. J’ai été forcée de réaliser qu’on peut vivre notre pire cauchemar et être heureux. J’ai été forcée d’admettre que la dernière semaine de vie de mon frère a été horrible et traumatisante, et aussi remplie de fous rires. Je ne l’effacerais pour rien au monde. Quoique je n’achèterai plus de masque au melon d’eau.

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