Devenus une urgence existentielle, les changements climatiques peuvent de moins en moins être ignorés par les conseils d’administration (C.A.). Si cette affirmation paraît une évidence, l’actualité démontre que les entreprises de certains secteurs d’activité (notamment celles du secteur extractif : pétrole, mine, gaz) sont encore loin de faire évoluer leur modèle de gouvernance.

Pourtant, les changements climatiques deviennent chaque jour un « incontournable ». Les ONG, les mouvements sociaux et les citoyens sont heureusement là pour le rappeler. La mobilisation inattendue de la société civile pour le climat qui a émergé aux États-Unis au début des années 2000 en témoigne : plus de 1500 actions judiciaires ont été engagées dans le monde.

Jusqu’à récemment, le contentieux climatique s’est concentré sur les États. Depuis quelques années, les actions en justice sont progressivement étendues aux entreprises privées. La première condamnation est tombée le 26 mai 2021 dans une affaire néerlandaise opposant une association de protection de l’environnement à l’entreprise pétrolière Royal Dutch Shell (Milieudefensie et al. c. Royal Dutch Shell [RDS]). En France, une affaire similaire mettant en cause le groupe Total sera prochainement jugée au fond.

Une décision marquante

Dans ce contexte, il faut constater que les C.A. ont été l’objet de peu d’intérêt. De manière surprenante, aucune action judiciaire les visant directement n’avait encore été intentée au Canada ou ailleurs. C’est dorénavant chose faite et c’est un arrêt fondamental qui a été rendu en Angleterre en mai 2023 (ClientEarth c. Shell Plc & Ors [Re Prima Facie Case]). Le 9 février 2023, l’ONG ClientEarth a assigné le C.A. de l’entreprise Shell devant la justice britannique. Elle a invoqué que les administrateurs de Shell avaient manqué à leurs obligations prévues dans la loi anglaise des sociétés en omettant d’adopter et de mettre en œuvre une stratégie climatique conforme à l’Accord de Paris. Le contenu des devoirs fiduciaires des administrateurs était en jeu : celui de promouvoir le succès de Shell au profit de l’ensemble de ses membres et celui d’agir avec un soin, une compétence et une diligence raisonnables.

Pour la première fois, des administrateurs ont donc été personnellement poursuivis sur la base d’une stratégie climatique critiquable. Le 12 mai 2023, la High Court of England and Wales a finalement débouté l’ONG ClientEarth au motif qu’il n’y avait pas assez de preuves à l’encontre de Shell pour agir.

En d’autres mots, les juges anglais ont écarté les arguments de l’ONG parce qu’ils n’étaient pas suffisamment étayés et non pas parce qu’ils n’étaient pas fondés !

Ainsi, le principe d’une responsabilité climatique des administrateurs n’est pas écarté, il n’est simplement pas retenu dans cette affaire.

Une inquiétude salutaire

Les administrateurs ont sans aucun doute des raisons de s’inquiéter. En effet, cette décision ne va pas rester isolée. En raison de la proximité des droits canadiens et anglais des sociétés, ClientEarth c. Shell Plc & Ors (Re Prima Facie Case) va être étudiée avec soin. Il est fort probable que d’autres actions judiciaires vont suivre… peut-être au Canada.

Or, ce contentieux risque de se révéler riche et de faire évoluer rapidement les devoirs fiduciaires des C.A. Si les sociétés pétrolières et gazières restent la cible privilégiée des procès climatiques, toutes les entreprises sont potentiellement concernées par la décision des juges anglais.

Dans un avenir proche, les administrateurs doivent être conscients qu’ils vont être visés par des actions judiciaires remettant en cause leur gestion des affaires sociales. Les changements climatiques constituent un risque judiciaire pour eux, en plus de représenter un risque physique, un risque de transition et un risque financier pour leurs entreprises.

Les enjeux climatiques doivent donc, sans plus tarder, être mis à l’agenda des C.A. et être placés au centre de l’ensemble de leurs délibérations. Ce n’est qu’à ces conditions qu’il pourra y avoir (enfin) une gouvernance responsable et durable des entreprises canadiennes et, plus fondamentalement, qu’une « tragédie de l’horizon » (pour reprendre les mots de l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre et du Canada) sera évitée.

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