(Moloha, Ukraine) La semaine dernière, Valentin Pavlenko a chargé deux camions de céréales provenant de sa ferme du sud de l’Ukraine. Normalement, il les envoie deux heures à l’est vers le port en eau profonde d’Odessa, mais cette fois-ci, ils sont partis dans l’autre direction, vers le petit port de Reni, sur le Danube.

Il n’est pas le seul producteur à chercher d’autres itinéraires de transport. L’autoroute qui part d’Odessa vers l’ouest est encombrée de camions à 18 roues – des centaines, voire des milliers en une semaine. Ils livrent les céréales à d’autres points de distribution, maintenant que la Russie s’est non seulement retirée d’un accord autorisant le passage sans entrave des céréales ukrainiennes par la mer Noire, mais a également bombardé Odessa et d’autres ports qui encerclent la ville.

L’impasse sur les céréales, qui aggrave les tensions en mer Noire et suscite des inquiétudes quant à l’approvisionnement alimentaire mondial, crée également des difficultés pour les agriculteurs du sud de l’Ukraine.

Non seulement M. Pavlenko et d’autres comme lui doivent trouver d’autres points d’expédition, mais ils doivent aussi se demander s’ils sont sécurisés.

PHOTO EMILE DUCKE, THE NEW YORK TIMES

Valentin Pavlenko sur sa ferme, à Moloha, dans la région d’Odessa

La ferme de M. Pavlenko avait déjà fait don de certains de ses camions à l’armée. Mais lorsque les Russes ont également frappé Reni la semaine dernière, le collectif d’agriculteurs auquel il appartient s’est empressé de collecter de l’argent pour acheter trois camions à plateforme pour l’armée ukrainienne, afin qu’elle puisse installer des systèmes de défense antiaérienne qui protégeraient les ports du Danube.

« Nous allons réparer les camions afin que nos hommes puissent les abattre [les Russes] s’ils essaient d’attaquer à nouveau », a assuré M. Pavlenko, 57 ans.

Mais les défenses aériennes n’assurent pas la protection. Mercredi, les forces ukrainiennes ont intercepté 11 drones russes qui attaquaient le port danubien d’Izmaïl, au sud de Reni, selon le commandement opérationnel du sud de l’Ukraine. Malgré cela, les attaques ont endommagé un élévateur à grains et des silos, les bureaux d’une société de transport maritime et un terminal maritime, a indiqué le bureau du procureur général.

L’assaut a démontré la volonté de la Russie de continuer à frapper les ports ukrainiens du Danube, qui se trouvent juste de l’autre côté du fleuve, en Roumanie, membre de l’OTAN.

Congestion sur le Danube

L’agriculture est la pierre angulaire de l’économie ukrainienne. Avant la guerre, l’Ukraine produisait la moitié de l’huile de tournesol vendue dans le monde et plus de 10 % du blé, de l’orge et du maïs.

Dans le cadre d’un accord négocié par les Nations unies et la Turquie il y a un an, plus de 33 millions de tonnes de céréales ukrainiennes et d’autres produits de base ont été exportés, y compris ceux de M. Pavlenko, qui ont transité par Odessa. Avant la guerre, environ 70 % des importations et exportations totales de l’Ukraine passaient par la mer, dont près des deux tiers par les ports d’Odessa.

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File de camions transportant des céréales en route vers le port de Constanta, en Roumanie

Au cours des deux semaines qui ont suivi le retrait de la Russie de l’accord sur les céréales, les attaques russes ont détruit 180 000 tonnes de céréales, 26 infrastructures portuaires et 5 navires civils, selon le ministère ukrainien des Affaires étrangères.

Depuis les attaques contre les ports de la mer Noire, les exportateurs ont dû se tourner vers le Danube, plus compliqué et plus coûteux. Mais ces ports ont une capacité d’exportation beaucoup plus faible, ce qui entraîne des retards frustrants et coûteux dans le chargement et le déchargement des céréales.

Guennadiï Ivanov, directeur de BPG Shipping, une société maritime ukrainienne qui gère les navires de transport de céréales, a déclaré qu’il y avait actuellement un arriéré d’environ 100 navires dans les ports ukrainiens du Danube, et que la congestion ne ferait qu’empirer si davantage d’infrastructures étaient attaquées et endommagées.

« En essayant de détruire les infrastructures du Danube, la Russie veut mettre l’Ukraine complètement hors jeu », a affirmé M. Ivanov en entrevue. Si les ports sont davantage endommagés, « la question est de savoir combien de terminaux peuvent accepter des navires ».

Il a ajouté que les primes d’assurance couvrant les risques pour les navires opérant dans ces ports devraient augmenter et que les coûts seraient assumés par les agriculteurs ukrainiens, qui ont déjà du mal à gagner leur vie.

Un autre responsable du transport maritime, parlant sous le couvert de l’anonymat pour des raisons de sécurité, a affirmé que son navire attendait depuis plus de deux semaines d’être chargé dans le port et qu’il devait payer des frais d’encombrement de 8000 $ US (plus de 10 000 $ CAN) par jour.

Malgré la menace des frappes russes, les navires ont continué à charger des céréales le long du Danube, selon Alexis Ellender, analyste mondial chez Kpler, une société d’analyse des matières premières, qui s’exprimait avant l’attaque de mercredi à Izmaïl. « Ils essaieront de maximiser le mouvement à travers le Danube parce qu’il est plus efficace de passer par la mer que par la terre », a-t-il expliqué. « Mais il y aura des contraintes de capacité étant donné ce que les ports peuvent faire. »

PHOTO EMILE DUCKE, THE NEW YORK TIMES

Des ouvriers agricoles préparent du maïs à Moloha, dans la région d’Odessa. L’Ukraine produit cinq à six fois plus de nourriture qu’elle n’en consomme, selon un responsable régional.

Depuis l’invasion russe en février 2022, les exportations de marchandises via le Danube « ont été multipliées par 10 », a indiqué Samantha Power, administratrice en chef de l’Agence américaine pour le développement international, lors d’une récente visite en Ukraine.

Après investissements, les ports ont désormais une capacité de 2,5 millions de tonnes de produits agricoles par mois, selon Alla Stoyanova, responsable régionale de l’agriculture à Odessa.

Ce chiffre est inférieur aux 44 millions de tonnes que l’Ukraine espère récolter cette année, mais jusqu’à récemment, la route était considérée comme relativement sûre.

Fermes menacées

Après l’attaque de drone sur Reni la semaine dernière, qui a détruit 2,5 tonnes de céréales, endommagé deux hangars et blessé sept personnes, des agriculteurs comme M. Pavlenko craignent que même cette route de secours ne soit coupée.

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Installation agricole touchée par une frappe russe dans la région d’Odessa, le 21 juillet

Après l’effondrement de l’Union soviétique, M. Pavlenko a repris une ferme collective d’État couvrant près de 1600 hectares et a tout mis en œuvre pour créer une entreprise agricole moderne et rentable de taille moyenne dans la région fertile d’Odessa. Il a expédié des céréales, des haricots, du colza et des graines de tournesol dans le monde entier à partir des ports entourant Odessa, employant 40 personnes.

Il souhaite transmettre son entreprise à ses fils, mais il estime que sa viabilité est aujourd’hui menacée, car les agriculteurs ont de plus en plus de mal à vendre leurs produits.

M. Pavlenko a déjà dû faire face à la hausse des prix du carburant, des engrais et du transport depuis l’invasion massive de la Russie. Aujourd’hui, il doit se demander si ses céréales, moins rentables, peuvent atteindre les marchés.

« Les ports sont fermés, il n’y a pratiquement pas de ventes, et il n’y a pas de marché libre sur lequel de bonnes entreprises pourraient offrir un bon prix en raison de tous les risques, témoigne-t-il. C’est pourquoi nous vendons les céréales à des acheteurs qui offrent n’importe quel prix. Notre ferme nous donne l’impression de ne plus être une entreprise, ce n’est plus qu’un travail. »

Ce texte été publié à l’origine dans le New York Times

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