Qu’ont en commun Anna, Olivier, Elias, Fatou, Quina, Mélanie et Mouss ?

Ces personnes ont ce qu’on appelle la vocation, le feu sacré. Elles ont choisi des métiers emballants, nécessaires au bon fonctionnement de la société, exigeants, mais pas tous gratifiants pour l’ego ou le portefeuille.

Fatou est préposée aux bénéficiaires, Elias enseigne à des jeunes dits « à risque » dans une école publique, Olivier est pompier, Anna infirmière, Quina technicienne en service de garde et Mélanie est urgentologue.

Quant à Mouss, il évolue dans le milieu confidentiel des artistes dits « alternatifs » et boucle ses fins de mois en servant des plats réconfortants dans un restaurant de la Rive-Sud, pour ne pas « brader sa liberté contre des petites compromissions et des petits arrangements avec les organismes subventionnaires ».

J’oubliais Rita, une retraitée de la fonction publique qui remplit des paniers de nourriture pour les familles en difficulté et qui affirme se sentir plus utile et plus épanouie aujourd’hui en tant que bénévole que dans les bureaux de l’administration où elle a fini par être asphyxiée par les angoisses existentielles.

Ces héros discrets ont autre chose en commun. Tous ont été assaillis par le doute, l’envie de balancer leurs illusions par-dessus bord, de se retirer pour laisser à d’autres le soin de guérir les douleurs du monde.

Certains ont craqué, marqué un temps d’arrêt et sont retournés au front après avoir aiguisé leurs mécanismes de défense pour apprendre à s’engager sans s’abîmer.

D’autres ont effectué un virage à 180 degrés, repris leurs études, changé d’orientation et continué à se sentir utiles ailleurs, sans regret, sans culpabilité, sans cynisme et sans pratiquer la politique de la terre brûlée.

Ceux et celles qui n’ont ni le choix ni le loisir de changer de métier ou de stratégie de survie ont serré les dents et cultivé leur résilience, soutenus par les êtres aimés qui leur ont aménagé des petits espaces-temps de répit physique et mental.

Les moins entourés ont essayé tant bien que mal de ne pas sombrer et de trouver des services d’accompagnement, dans un réseau passablement encombré, dont le personnel lui-même envoie des signaux de détresse.

« Vous n’avez jamais été tenté de lancer un cri du cœur public ? »

La réponse de mes interlocuteurs est quasi unanime : la peur d’être mal compris, de formuler maladroitement leur message et de choisir le véhicule inadapté pour le transmettre. Et surtout la crainte de ne pas trouver le ton juste, l’angle approprié.

Il n’est pas donné à tous, en effet, de savoir s’effacer devant la cause ou l’enjeu sur lequel ils veulent attirer l’attention.

Ajoutons à cela la pudeur qui s’impose quand tout va mal et le risque d’établir une hiérarchie entre les secteurs d’emploi : au nom de quel principe les artisans de la culture auraient-ils préséance sur ceux de la santé, de l’éducation ou de la justice ? Leur notoriété et les tribunes qui leur sont facilement accessibles rendent-elles leur situation plus alarmante et plus digne d’intérêt ?

La crise sanitaire était pourtant censée servir de leçons d’humilité à tous ceux et celles d’entre nous qui ont eu le privilège de travailler à domicile sans perte de salaire ou la possibilité de toucher des prestations gouvernementales pour survivre sans mettre leur sécurité en péril. On se souviendra que les métiers les plus dépréciés étaient pourtant les plus essentiels et les plus exposés !

Quand un secteur d’activité se sent malmené, les cris de détresse ou les démissions individuelles annoncées publiquement sonnent au mieux comme un prêche dans le désert, au pire comme un effet de toge ou un chantage affectif exercé par un ego en manque d’attention, qui espère ainsi se faire supplier de ne pas quitter le bateau.

Qui voudrait voir peser sur lui de tels soupçons ?

Par ailleurs, il existe des corps intermédiaires dont le rôle consiste à porter les revendications et les préoccupations des artistes, des travailleurs de la santé, de l’éducation et d’autres secteurs. Rien n’interdit aux individus de dénoncer les travers de leur milieu ou de déplorer les obstacles les empêchant de faire leur travail en toute quiétude, bien entendu.

Mais la frontière est mince entre le coup de gueule solidaire, qui expose les maux collectifs, et le coup de blues solitaire, qui exhibe les états d’âme individuels.

En effet, quand on est terrassé par une crise de sens et qu’on traverse une zone de turbulence identitaire, il est plus sage de se retirer sans bruit et de se reconstruire une vie (avec l’aide de ses proches et de spécialistes), quitte à revenir plus tard pour livrer un témoignage public dont pourraient bénéficier les personnes qui sont affaiblies par le découragement.

Dans ces moments critiques, l’écho de notre propre désillusion ne nous est d’aucun secours ; nous avons besoin d’entendre des gens qui sont passés par là et qui ont trouvé des chemins vers l’apaisement, des voies de contournement ou des routes moins sinueuses pour s’épanouir tout en se sentant utiles à la collectivité.

Prenez Rita, par exemple, notre retraitée bénévole. Après la pandémie, elle a failli tout abandonner et prendre sa retraite pour de bon cette fois-ci. Les familles dans le besoin étaient de plus en plus nombreuses et les paniers offerts, de moins en moins garnis.

Elle reconnaissait ce sentiment de lassitude devant l’ampleur de la tâche et l’impuissance d’un système qui tourne sur lui-même. Les nausées ont repris, comme l’année précédant sa retraite.

Après quelques mois, elle croise une ex-compagne de bénévolat qui la convainc de reprendre du service. Sa défection silencieuse était pourtant légitime et compréhensible.

Elle n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi ses pas l’ont reconduite devant les portes de l’organisme. Peut-être ne pouvait-elle pas se résoudre à regarder le monde crever ?

Comme ces centaines de pompiers volontaires qui ont traversé les frontières pour prêter main-forte à leurs collègues canadiens et pour ne pas regarder le monde brûler ?

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