Comment l’ancien président de RDS s’est-il retrouvé dans le sud-est de l’Ukraine, à cuire des centaines de pizzas par jour dans des villes bombardées par l’armée russe ?

C’est une histoire d’entraide, de fraternité et de solidarité. Celle de Gerry Frappier, un géant de la télévision québécoise. C’est lui qui a négocié les ententes de RDS avec le Canadien, les Alouettes, l’Impact, les Expos, la F1 et tutti quanti. En 2003, La Presse l’a même nommé au deuxième rang des Québécois les plus influents de l’industrie du sport, derrière Mario Lemieux, alors joueur-propriétaire des Penguins de Pittsburgh.

Après son départ de Bell, en 2019, Gerry Frappier a pris du temps pour lui. Son agenda s’est libéré. En 2022, l’armée russe s’est mise à bombarder Kyiv et à envahir les grandes villes de l’est de l’Ukraine.

« J’étais dans mon salon, j’écoutais et je lisais les nouvelles, et je me sentais mal », confie-t-il. L’élément déclencheur ? La reconquête de Kherson par l’armée ukrainienne. « Les reportages traitaient des découvertes des soldats après l’occupation russe. Il était question de viols. De citoyens assassinés. D’infrastructures dévastées. De villes sans eau courante ni électricité. J’ai eu des flashs des grandes villes européennes pendant la Seconde Guerre mondiale. Ça m’a choqué. Je me suis dit : fais quelque chose. Implique-toi. »

Comment ?

Aucune idée.

« J’avais du temps, de la passion, deux mains et deux jambes. » Mais aucune expertise spécifique en médecine ou en ingénierie. Il est tombé sur un article du Journal de Montréal à propos de Serge Fournier, un pompier montréalais parti servir des pizzas aux Ukrainiens. « Ça m’a intrigué. Je l’ai contacté pour être certain que si je faisais comme lui, j’allais être utile. Il m’a répondu : “Si tu peux chauffer un camion, ça va aller. Après, apprendre à cuire des pizzas dans un four, ce n’est pas très compliqué.” »

Gerry Frappier venait de trouver sa cause. Le 8 novembre 2022, il achetait son billet d’avion. Six jours plus tard, il était dans le ciel, en direction de la Pologne. Et entre les deux ?

J’ai ajouté des notes à mon testament. J’ai acheté de l’assurance-vie. J’ai laissé cinq piles de documents sur ma table de cuisine, avec tous mes codes et mes mots de passe. J’étais occupé.

Gerry Frappier

« Aviez-vous peur du danger ?

– Non. Ce n’était pas le danger qui me faisait peur. C’était l’inconnu. Le voyage me stressait. Je ne connaissais personne. Je ne savais pas grand-chose de l’organisme pour lequel j’allais œuvrer. Je ne parlais pas la langue locale. Je suis un vieux boomer qui utilise l’application Waze, et je me doutais bien que là-bas, Waze ne pourrait pas m’indiquer le bon chemin. »

Un premier vol l’a mené jusqu’à Varsovie. Un deuxième, jusqu’à Rzeszów, dans le sud de la Pologne. Un homme l’a cueilli à l’aéroport pour le conduire jusqu’à la frontière avec l’Ukraine. De l’autre côté, un chauffeur a pris le relais jusqu’à la grande ville de Lviv.

« Ma petite voix me disait : qu’est-ce que tu fais là, Gerry ? J’étais seul. Je me sentais vulnérable. À la merci d’autres personnes. Comme ancien boss, mettons que je n’étais pas habitué à ça. »

C’est à Lviv qu’il a rencontré pour la première fois ses nouveaux collègues bénévoles du Siobhan’s Trust, un organisme britannique qui offre des pizzas, des cafés, des chocolats chauds et des bonbons aux Ukrainiens affectés par la guerre. Dans les premiers mois du conflit, la fondation nourrissait surtout les réfugiés qui fuyaient vers la Pologne. En novembre 2022, les besoins étaient différents. Les bénévoles se rendaient désormais dans les régions les plus affectées par la guerre, dans l’est du pays. « C’est là que nous pouvions faire une plus grande différence », m’a expliqué un des dirigeants de l’organisme, David Fox-Pitt.

Gerry Frappier, David Fox-Pitt et six autres membres du Siobhan’s Trust ont entamé un long voyage vers Mykolaïv, près de la mer Noire. Ça leur a pris deux jours. « C’est là que j’ai vraiment pris conscience de ce qui se passait en Ukraine », raconte l’ancien président des chaînes francophones de Bell.

Dans l’oblast de Mykolaïv, c’était la désolation. « Les petits villages étaient dévastés. Les stations d’essence, désertées ou pulvérisées. Les toits des édifices, défoncés. Dans les champs, il y avait des véhicules militaires carbonisés. »

PHOTO FOURNIE PAR GERRY FRAPPIER

Une maison détruite croisée sur la route

Le groupe s’y est installé pour huit jours.

« Le matin, on pouvait faire jusqu’à 90 minutes de route pour ensuite installer nos camions dans un lieu public. On sortait les tables, on allumait les fours. Le mot se passait vite. En quelques minutes, les gens affluaient. D’abord par dizaines, puis par centaines. On distribuait en moyenne 1500 pizzas par jour. On est même montés jusqu’à 3200 pizzas. En soirée, il fallait décharger des palettes entières de pizzas de l’entrepôt et les empiler dans nos camions, pour qu’elles décongèlent à temps pour le lendemain. »

À Mykolaïv, il y avait de l’eau potable, du gaz et du propane. La moitié du temps, de l’électricité. Mais à une heure de route de là, à Kherson, les gens manquaient de tout. La ville était divisée en deux. À l’est du fleuve Dniepr, les Ukrainiens. À l’ouest, les soldats russes. Tout autour, des mines, des bombes et des missiles.

« Le premier jour à Kherson, nous nous sommes installés au Freedom Square, se souvient Gerry Frappier. Il y avait d’immenses tentes fournies par l’armée, dans lesquelles se trouvaient des génératrices. Les gens faisaient la file pour charger leurs téléphones. À côté, il y avait une autre file. Celle-là, c’était pour l’eau potable, livrée dans des camions-citernes. Ça m’a marqué. Je n’en revenais pas. »

On n’avait pas encore terminé notre installation que déjà, on entendait des bombes au loin. C’était la première fois de ma vie que ça m’arrivait. C’était énervant. Mais les résidants, eux, n’avaient pas peur. Ils ne réagissaient pas. La dame qui attendait sa pizza et son café me trouvait bizarre. Je me trouvais un peu niaiseux d’avoir eu peur.

Gerry Frappier

PHOTO FOURNIE PAR GERRY FRAPPIER

Gerry Frappier (casquette) et ses collègues bénévoles du Siobhan’s Trust distribuent des pizzas aux Ukrainiens.

Mais plus les jours passaient, plus la situation à Kherson se détériorait. « Il y avait de plus en plus de tension », confirme David Fox-Pitt, qui était le compagnon de camion de Gerry Frappier. « J’avais déjà vu plusieurs barrages militaires de quatre ou cinq soldats, avec un petit abri sur le côté », renchérit son collègue québécois. « Mais jamais un gros comme celui-là. Il y avait une quarantaine de soldats, et deux gros bunkers couverts. Et là, pour la première fois, j’ai entendu une bombe siffler. »

Au bout du fil, David imite le bruit d’une bombe qui explose. Un cri terrifiant.

Les Russes balayaient le territoire. « Un peu comme un pêcheur de saumon quadrille son secteur, illustre Gerry Frappier. Tout le monde courait. On pouvait lire la peur dans les yeux de soldats. C’était effrayant. J’ai figé comme un chevreuil devant les phares. » Une bombe est tombée tout près du camion. À environ 50 mètres, estime David Fox-Pitt. Le choc. Les bénévoles sont partis en cinquième vitesse vers Mykolaïv, puis vers Zaporijjia, à quelques heures au nord. Pour quatre des huit membres du Siobhan’s Trust, ce fut la fin de la mission. Gerry Frappier, lui, a décidé de rester. Une fois à Zaporijjia, il a tourné une courte vidéo de deux minutes, à l’intention de ses proches.

« Première journée ici après quatre jours à Kherson, dit-il. On était heureux de partir de là. On sert ici depuis cinq heures. Il n’y a pas une bombe de tombée, donc on est très heureux. C’est non seulement un soulagement, ça nous permet d’être très concentrés sur ce qu’on fait. »

Distribuer des pizzas.

Des milliers de pizzas.

À son retour au Canada, Gerry Frappier a été malade. Une grosse pneumonie. Il s’est enfermé 12 jours dans son condo de Montréal. « J’étais à terre. Physiquement et émotionnellement. »

Le doute l’a envahi.

« J’étais très déchiré. Je me demandais : qu’est-ce que ça a donné ? D’aller servir des pizzas, de donner de l’espoir aux gens, puis le lendemain, tu n’es plus là pour leur donner une deuxième portion ? Je me disais que ces gens-là allaient retourner dans leur réalité, qu’ils n’auraient plus d’autres pizzas, que les enfants n’auraient pas d’autres bonbons, que les femmes n’auraient pas d’autres serviettes hygiéniques. C’était un one-shot deal. Je n’étais pas certain de l’impact qu’avait eu mon geste. »

De l’autre côté, ajoute-t-il, « mes collègues du Siobhan’s Trust m’expliquaient que je n’étais pas allé en Ukraine pour changer le monde. Si nous sommes là, me disaient-ils, c’est pour donner aux Ukrainiens un moment de répit dans leur misère. Tu leur donnes un peu d’espoir. Mais surtout, tu leur envoies un message tangible. Tu leur démontres que la communauté internationale ne les a pas oubliés. Les gouvernements font leur part, en envoyant des missiles, des véhicules et tout. Mais qu’un Canadien de mon âge, qu’un Allemand, un Zimbabwéen, une Californienne, un Écossais, un Anglais et un Français soient dans leur cour arrière, pour eux, c’est significatif. C’est un geste concret de notre soutien. J’ai répondu : OK. Maintenant, je comprends ».

PHOTO FOURNIE PAR GERRY FRAPPIER

Gerry Frappier, à gauche, avec ses collègues bénévoles de l’organisme Siobhan’s Trust

Deux mois plus tard, Gerry Frappier est retourné en Ukraine. Toujours avec le Siobhan’s Trust. Toujours pour distribuer des pizzas, en plein hiver. Mais cette fois, son groupe a évité Kherson. « Les conditions avaient changé. C’était devenu trop dangereux », explique David Fox-Pitt.

Gerry Frappier a plutôt été déployé ailleurs. Deux semaines dans l’Est, et une autre dans la région moins connue d’Ivano-Frankivsk, tout près de la frontière avec la Roumanie. C’est là que le Québécois a le plus fraternisé avec les Ukrainiens.

« C’était différent, raconte-t-il. Plutôt que de nous arrêter dans une grosse ville, on faisait trois ou quatre villages dans une même journée. Parfois, on voyait arriver des autobus scolaires des communautés voisines. Les enfants débarquaient, couraient et se mettaient en ligne pour recevoir des bonbons ou de la pizza. »

Il ouvre son téléphone et me montre des photos d’enfants ukrainiens souriants. Quelques secondes passent. Ses yeux rougissent. « C’est pour ça que je fais ça », dit-il, ému.

Ces enfants-là, ils vont à l’école dans des sous-sols de centres communautaires. Les fenêtres sont couvertes par des sacs de sable, pour les protéger en cas d’attaques. C’est bouleversant.

Gerry Frappier

« Un jour, poursuit-il en parcourant ses photos, on venait de terminer de ramasser notre matériel. Une chorale d’une douzaine de jeunes filles s’est installée devant nous et s’est mise à chanter l’hymne national. C’était beau. Puis une très jeune fille s’est avancée. Elle a prononcé quelques mots dans sa langue. Je dirais pendant une quinzaine de secondes. Elle s’est ensuite mise à pleurer. Elle est allée se cacher dans les jambes de sa mère. Je ne comprenais pas vraiment la scène. L’interprète nous a dit : elle vous remercie d’être ici, parce que chaque petit geste compte pour que son père puisse revenir du front sain et sauf. J’étais à l’arrière de notre groupe. Je me suis viré de bord. J’ai pleuré. Ça m’a profondément touché. »

PHOTO FOURNIE PAR GERRY FRAPPIER

Des femmes ukrainiennes contribuent à l’effort de guerre en fabriquant des filets de camouflage pour les abris et les véhicules.

Il continue de défiler les photos dans son téléphone. Une le touche particulièrement. On y voit des femmes d’Ivano-Frankivsk qui se réunissent au centre communautaire du village, afin de coudre des uniformes pour les soldats ou encore des filets de camouflage pour les abris et les véhicules.

« Ce n’est pas la population ukrainienne qui gagnera la guerre. Ce sont les soldats. Mais ce peuple, crois-moi, il est 100 % uni derrière ses troupes », lance-t-il, avant de m’annoncer son prochain projet.

Un troisième séjour en Ukraine.

Qu’est-ce que le Siobhan’s Trust ?

C’est un organisme britannique créé en 2020 pour soutenir les jeunes de la région de Dundee, en Écosse. Toutefois, après l’invasion russe, son mandat a changé. Sa mission est maintenant de fournir des denrées aux réfugiés ukrainiens, ainsi qu’aux communautés les plus affectées par l’invasion russe. Depuis mars 2022, les bénévoles du Siobhan’s Trust ont distribué plus de 1 million de pizzas.