On ne sait jamais comment un projet de réforme gouvernementale se traduira concrètement, sauf probablement pas comme prévu. Mon propos ne tend donc pas à influencer les responsables du projet de loi no 15, mais plutôt les personnes qui devront le mettre en œuvre, dans l’espoir que les erreurs coutumières du passé ne se répètent pas. Je propose sept principes fondés sur une grande, mais parfois malencontreuse expérience, que j’explique en détail dans mon ouvrage Gérer les mythes des soins de santé. Nous devons prendre du recul, pour avoir une vue d’ensemble des soins de santé.

Principe 1 : Les solutions sont largement responsables de l’échec. Au fond, le système de santé n’est pas un échec. Il fonctionne, mais il coûte cher. Or, nous ne voulons pas en payer le prix. On veut les avantages sans les coûts, les traitements sans les impôts. Voilà pourquoi nos gouvernements interviennent, souvent de manière technocratique, hiérarchique et mésadaptée.

Les médecins et les spécialistes de la santé sont doués pour trouver de nouveaux moyens coûteux de traiter la maladie. Outre les coûts immédiats, les gens vivent plus longtemps, ce qui accroît les frais. Les gouvernements, par conséquent serrés mais réticents à réduire les services, interviennent sur le plan administratif, en réorganisant encore les structures, en centralisant davantage le pouvoir et en mesurant de plus en plus les résultats. Voilà ce qui rend notre système de soins de santé plus malade.

Principe 2 : Le problème, c’est que les solutions sont imposées d’au-delà du clivage entre la prestation des services sur le terrain et l’administration des services d’en haut. Pendant que les médecins, le corps infirmier et les autres professionnels s’efforcent d’accomplir leurs tâches en respectant leurs propres protocoles, une superposition de ministres, de fonctionnaires, de PDG et de gestionnaires crée des rapports, des organigrammes, des mesures et d’autres contrôles qui ne font souvent rien d’autre que rendre dingues les prestataires de services. Par conséquent, il faut peut-être cesser de tout compliquer en imposant des changements d’en haut et réunir le corps professionnel et les gestionnaires pour repenser ensemble la prestation des services en fonction des contraintes actuelles.

Principe 3 : La santé ne se gère pas comme une entreprise, parce que c’est une vocation. Je ne suis pas « client » de mon médecin et je ne consomme pas des services de santé (mais ils peuvent me consumer).

J’espère que nous considérons nos prestataires de soins comme des êtres humains dévoués, pas des « ressources humaines » indifférentes. Quiconque gère la santé comme une entreprise est une menace pour notre santé publique et personnelle.

Principe 4 : Les organisations de santé sont des assemblées de professionnels qui ne se gèrent pas comme des machines programmées. Le CHUM n’est pas une usine, le CUSM n’est pas Walmart. Dans mon nouvel ouvrage Comprendre les organisations… enfin !, je décris les organisations professionnelles comme des assemblées car les gens se regroupent dans leurs hôpitaux et les autres établissements pour travailler de façon autonome. Ces organisations sont donc fortement décentralisées. En revanche, la « machine programmée », comme toute entreprise de production en série, est centralisée. Son travail est largement normalisé par des contrôles technocratiques. Ça va pour griller des burgers, mais pas pour traiter des cancers.

Principe 5 : Les mesures de rendement sont mal adaptées au travail professionnel. Contrairement aux États-Unis, les marchés ne dirigent pas notre système de santé parce qu’on sait qu’ils peuvent être insensibles. On accepte toutefois l’intervention des gouvernements, souvent rustres et plus axés sur le couperet que sur le scalpel, surtout avec leurs mesures. Certains calculs sont nécessaires, certes, pour contenir les coûts globaux, mais pas de manière obsessionnelle.

On peut mesurer le nombre de burgers qui sortent du gril, mais qu’en est-il du taux de réussite d’un psychiatre, voire parfois d’un chirurgien ? (Vous avez besoin d’un bon chirurgien pour une intervention délicate ? Optez pour un dont le taux de mortalité est élevé parce qu’il accepte les cas difficiles.) Connaissez-vous des chiffres qui ne peuvent pas être manipulés, surtout par un spécialiste ?

Méfiez-vous de l’« efficience », en santé comme en éducation. Cela se ramène souvent à l’économie, à une réduction des coûts mesurables au détriment de bienfaits difficiles à mesurer, comme la qualité d’un service. (Je défie quiconque de mesurer ce qu’un enfant apprend réellement dans une salle de classe.) En santé comme en éducation, il est plutôt question de service personnalisé à l’échelle humaine que d’interventions à l’échelle économique. Évitons donc de fusionner des établissements de santé par commodité administrative. Sur le terrain, plus c’est gros, pire c’est.

Principe 6 : La santé requiert une gestion nuancée, pas une direction centralisée. Assez de leadership, de PDG, de hiérarchie, d’organigrammes, de programmes de conformité, etc. La santé repose sur une pratique professionnelle responsable soutenue par une gestion avisée.

« Leader » et « leadership » évoquent l’image d’une seule personne comme le proverbial maestro sur son podium. Malheureusement, promouvoir le leadership favorise la centralisation du pouvoir alors que toute autre personne est reléguée au rôle de subalterne. (Avez-vous remarqué que lorsqu’un gouvernement promet plus de décentralisation, il y a généralement plus de centralisation ?) Transférer l’autorité du cabinet du ministre au PDG de Santé Québec peut être intéressant, si cela ne se limite pas à déplacer le pouvoir centralisé. Ce changement pourrait être l’occasion de réfléchir autrement. Pourquoi ne pas décentraliser au nom de la décentralisation, non pas vers un niveau intermédiaire, mais vers les personnes directement impliquées ?

Tout « leader » qui prend le terme au sérieux court le risque de faire du macroleadership plutôt que de la microgestion. Honnêtement, j’ignore ce qui est pire. La microgestion se mêle de ce qui ne regarde pas les gestionnaires, tandis que le macroleadership décide de haut sans en subir les conséquences. Autrement dit, pour que la santé soit efficace, il faut une communication ouverte et une collaboration respectée de part et d’autre, par des personnes qui connaissent bien le terrain.

Principe 7 : La plupart des établissements de santé, surtout les hôpitaux, fonctionnent mieux en dehors du secteur public et du secteur privé, comme des établissements communautaires du secteur pluriel (sans but lucratif).

C’est-à-dire que nous n’avons pas besoin de services de santé fournis par des bureaucraties étatiques ou des entreprises commerciales, mais plutôt par des organisations autonomes ancrées dans la communauté. (Qui souhaite faire du bénévolat dans un hôpital public ou privé ?)

La communauté joue un grand rôle dans la réussite des soins de santé à deux égards. D’abord, les établissements doivent être à l’écoute des gens sur le terrain, au-delà des ordres d’un ministère d’en haut. Puis, ils doivent fonctionner comme des communautés de personnes investies. Pourtant, un ancien ministre de la Santé les a en fait nationalisées en se débarrassant de leurs conseils d’administration et de leurs directions, aux dépens de leurs affiliations communautaires et d’elles-mêmes en tant que communautés. (Où était le courage de contester cela devant les tribunaux ?)

Alors, assez de réorganisation, assez d’organigrammes qui multiplient les directions, assez de mesures sans retenue, assez de centralisation au nom de la décentralisation, assez de division entre prestation et administration de services. Réorganisons les cerveaux plutôt que les établissements, en prenant du recul pour bien voir ce que sont les soins de santé, et ce qu’ils ne sont pas.

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