Alors qu’une majorité d’Américains affirment ne pas vouloir assister à un match revanche entre Joe Biden et Donald Trump, le Parti démocrate tente par tous les moyens de préparer la voie au président pour empêcher l’émergence d’un opposant crédible dans la course à l’investiture du parti en vue de l’élection de 2024.

Certains n’y voient qu’une espèce de collusion entre les élites du parti privant les électeurs démocrates d’un choix réel. Mais du point de vue stratégique et historique, le Parti démocrate agit de manière tout à fait prévisible, normale et justifiée.

Gagner et légiférer

Pour comprendre la stratégie de tout acteur politique, on doit avant tout considérer ses objectifs. Le Parti démocrate cherche à atteindre deux buts : l’élection de ses candidats et l’entérinement de politiques publiques désirables aux yeux de ses militants et des groupes qu’il représente. Le parti désire gagner et légiférer.

Or, non seulement Joe Biden a prouvé qu’il était en mesure de vaincre celui qui est encore favori chez les républicains, mais sous son leadership, les démocrates ont généralement réussi à entériner leurs priorités. Souvent obtenues à l’arraché et laissant parfois les progressistes sur leur faim, ces victoires législatives ont néanmoins plu aux militants et aux élites du parti.

« Manipulation » ou stratégie normale pour éviter la division ?

Le gros de l’élite et des militants du Parti démocrate se range donc fidèlement derrière Biden. Mais le parti va plus loin en adoptant des règles favorisant le président sortant.

En remaniant l’ordre des primaires et des caucus et en n’envisageant pas la tenue de débats télévisés, le parti vise un couronnement pour Biden. Alors que certains l’accusent de « manipuler » ainsi le processus, le Parti démocrate ne fait qu’adopter une stratégie pour éviter que l’histoire se répète.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, cinq présidents sortants ont fait face à une réelle opposition lors des primaires. Ils subiront tous le même sort : ils n’occuperont plus la Maison-Blanche l’année suivante soit parce qu’ils se désisteront (Truman en 19521, Johnson en 1968), soit parce qu’ils perdront l’élection en novembre (Ford en 1976, Carter en 1980, Bush en 1992).

Nombre d’études en science politique ont quantifié l’effet délétère de cette division interne sur les chances du parti de remporter l’élection générale.

Pas de débats ? Pas de problème

Vu ces cas historiques, il est tout à fait normal pour le parti du président de ne pas organiser de débats télévisés et pour le président de ne pas y participer. Le président démocrate en 1980 et le président républicain en 1992 ont tous deux refusé de débattre avec leur principal adversaire.

Trump a fait de même en 2020 alors que le Parti républicain a décidé de ne pas cautionner de débats télévisés. Vous ne vous souvenez pas des débats télévisés entre Gerald Ford et Ronald Reagan lors de la course très serrée à l’investiture républicaine de 1976 ? De fait, ils n’ont jamais eu lieu.

Le remaniement des primaires

Il est aussi vrai historiquement que lorsque le président brigue un autre mandat, son parti modifie le processus des primaires. Depuis 1984, le parti d’un président sortant qui se représente tient en moyenne sept primaires de moins que quatre ans auparavant (contre en moyenne une primaire de plus pour l’autre parti)2.

L’investiture orchestrée est ainsi moins contestée, mais prive certains électeurs du parti d’une occasion de participer aux choix de leur porte-étendard. La même logique amène le Parti démocrate à remanier les primaires en 2024.

La convention : éviter l’embarras

Une autre raison sous-tend la stratégie démocrate : le parti veut éviter tout signe de bisbille lors de la convention nationale en août.

Traditionnellement, on offre une tribune aux candidats ayant obtenu des appuis de taille lors des primaires, ce qui donne parfois lieu à de la discorde : en 1992, Pat Buchanan a évoqué farouchement la « culture war » alors qu’en 2016 Ted Cruz a refusé d’exhorter ses électeurs à voter pour Trump.

On peut comprendre pourquoi les démocrates ne veulent pas, à une heure de grande écoute, laisser la parole à un candidat comme Robert Kennedy Jr., dont la propension à adopter certaines théories prisées par des complotistes cadre mal avec les positions du parti.

Comme dirait l’autre…

Malgré les cas historiques, le bon sens stratégique ou même les études en science politique, les critiques du Parti démocrate se désolent ouvertement du traitement de faveur dont jouit Joe Biden. Mais le parti se doit d’agir de la sorte pour éviter le pire scénario à ses yeux : une défaite aux mains du candidat républicain.

Les doubles objectifs de gagner et légiférer sont fondamentaux dans une démocratie. « En fin de compte, pour gouverner, il faut gagner et produire des résultats (législatifs) », comme le disait le gouverneur républicain de la Floride, Ron DeSantis, lors d’un discours récent en Iowa. Et ça, le Parti démocrate semble l’avoir bien compris.

1. Tous ne sont pas d’avis que Truman voulait briguer un autre mandat en 1952. Mais le fait qu’il a annoncé son départ deux mois après avoir perdu la primaire du New Hampshire laisse croire que l’opposition au sein de son propre parti a joué un rôle.

2. Données tirées de la troisième édition du livre The Imperfect Primary de Barbara Norrander.

* Antoine Yoshinaka enseigne la politique américaine et les méthodes quantitatives. Ses travaux portent sur les institutions politiques, les élections et les partis politiques aux États-Unis. Il est également chercheur associé à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand.

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