C’est bien connu, les conservateurs adorent accuser leurs adversaires de manier la novlangue. Il y a quelques jours, un de ceux-là glosait d’ailleurs librement contre une recette de pâtes carbonara sans porc, dite « inclusive ». Il s’agirait, de l’avis de cet expert, d’une nouvelle étape de la très menaçante dérive woke : l’« orwellisme alimentaire ». On connaît la chanson, accuser les progressistes d’être « orwelliens » est tout aussi convenu que commode.

Admettons-le d’emblée : cette critique, quoique trop souvent enrobée d’enflures et d’amalgames, n’est pas toujours fausse. Pourtant, un problème persiste… car pour faire de George Orwell un compagnon de route du conservatisme, il faut être drôlement… orwellien.

D’abord, il faut arracher l’œuvre – ou plutôt le roman 1984, puisque les conservateurs n’en citent jamais d’autres – à la philosophie qui l’a mis au monde. Orwell était un anarchiste révolutionnaire. Il a combattu la droite et l’extrême droite toute sa vie, y compris en prenant les armes lors de la révolution espagnole de 1936, un épisode qui l’a inspiré pour écrire 1984. Ce livre critique d’ailleurs l’autoritarisme des sbires de l’État, une perspective libertaire totalement absente de la rhétorique conservatrice. Cette dernière ne dénonce effectivement jamais la novlangue policière – qui est toujours « obligée d’interpeller » et qui ne réprime jamais – ou celle de la classe politique – qui manipule à satiété les concepts creux tels qu’« assurance-emploi », « pacification » ou « taxe de bienvenue ».

Si certains progressistes abusent effectivement de la novlangue, ils sont loin donc d’en avoir le monopole. Manipulé à l’excès par la droite, le mot woke en témoigne paradoxalement : « D’innombrables mots, dit Orwell, comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient. »

N’est-ce pas exactement la fonction du mot woke ? N’est-il pas un « mot-couverture » englobant d’« innombrables mots » tels que progressisme, gauche, multiculturalisme, antiracisme, féminisme, socialisme, anarchisme, écologisme, intersectionnalité, postmodernisme, déconstruction ?

Il suffit de lire quelques pages de l’actualité pour le constater. Dans la bouche des chroniqueurs conservateurs, le mot woke devient, comme le disait le philosophe Herbert Marcuse, une « formule hypnotique ».

Ce n’est pas pour rien que les articles concernant le wokisme se ressemblent tous. Ils n’ont nullement besoin d’être authentiques ou de formuler une analyse originale. Leur fonction se situe en deçà de la réflexion. Ils relèvent de la propagande et sont de ce fait la négation de la pensée critique.

Le mot woke rend d’ailleurs impossible la réplique : « Le concept ritualisé est immunisé contre la contradiction », dit encore Marcuse. Les qualificatifs « progressiste », « féministe », « socialiste » ou « antiraciste » ne sont pas dans tout contexte entendus comme négatifs. Ces concepts en interpellent d’autres : le féminisme rappelle les suffragettes, la violence envers les femmes et l’égalité salariale ; le socialisme évoque la résistance, la révolution, les droits des travailleurs et les luttes de libération nationale ; l’antiracisme rappelle la lutte pour les droits civiques et contre l’apartheid, etc.

Ces mots peuvent également évoquer leur antithèse : l’envers du progressiste est le « conservateur », l’envers du féministe est le « machiste », l’envers du communiste est le « capitaliste » et l’envers de l’antiraciste est le « raciste ». Ils évoquent donc une contradiction à laquelle l’émetteur ne désire pas être exposé.

Le mot woke – tout comme « terroriste », « totalitariste » ou « violent » – lamine ainsi en amont tout propos qui ne confirmerait pas l’insulte. Il est tout et rien à la fois. Il devient ce qu’en font ses adversaires, qui le sculptent à leur guise afin de mieux vendre la polémique du jour.

Le woke est donc à la fois dominant et faible. Dominant : de Hollywood à Radio-Canada en passant par nos écoles et jusqu’à nos assiettes, il provoque des « lynchages médiatiques » et menace la civilisation. Faible : il incarne la figure stéréotypée de l’enfant gâté et pleurnicheur. Il est sensible, émotif, offensé « en permanence ». Il refuse de grandir et est guidé par ses seules émotions.

Commode, le woke permet par conséquent de faire subir à la gauche exactement ce dont se plaignent les conservateurs : discréditer, démoniser, rejeter hors de l’espace médiatique… Plus encore : le woke incarne le reflet exact de la pensée conservatrice, qui ne manque aucune occasion de se victimiser tout en se prétendant virile et rebelle.

La novlangue est ainsi partout, y compris dans la condamnation de son usage. Elle n’est pas l’outil d’un camp idéologique particulier, mais la grammaire, la syntaxe et les mots d’un débat unidimensionnel, d’une guerre culturelle masquant la réalité d’une société peinant de plus en plus à donner un sens à sa déroute.

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