Je suis travailleuse sociale psychothérapeute en santé mentale jeunesse dans un CLSC, perdu dans un mastodonte qui s’appelle un CIUSSS.

Je travaille depuis près de 20 ans dans le réseau public. J’ai eu la chance de connaître l’époque magique des CLSC où nous étions une petite équipe attitrée à un quartier spécifique pour répondre aux besoins du quartier en fonction de ses couleurs. Depuis, j’ai connu deux réformes majeures, avec chaque fois des départs massifs de personnel – en maladie ou qui ont quitté le navire. La réforme Barrette était assurément la plus difficile à vivre.

On revendique actuellement d’augmenter le salaire pour retenir les professionnels. Bien sûr, le salaire est important. Nous sommes sous-payés pour nos professions malgré nos études supérieures. Mais si nous faisons un métier de nature psychosociale, c’est souvent par passion, par désir de se relier aux gens.

Il est donc aussi primordial d’avoir la liberté d’exercer nos professions avec humanité et en tenant compte de nos compétences et de notre autonomie professionnelle.

Quand je lis que M. Dubé souhaite que le réseau soit plus efficace et performant⁠1, j’ai envie à mon tour de quitter le navire. D’abord, qu’est-ce que la performance ? Actuellement, la performance est comptabilisée à l’aide de statistiques (avec un système d’ailleurs complètement archaïque – pas besoin d’être statisticien pour comprendre que ce système ne reflète pas du tout notre réalité terrain). Les méthodes Lean de comptabilisation des résultats ont été décriées depuis plusieurs années, mais les décideurs de la CAQ continuent de croire en leur efficacité. Ils souhaitent recruter des gestionnaires « performants » qui viennent de milieux qui n’ont rien à voir avec le réseau de la santé (et grassement payés, comme si le travail de terrain dépendait d’eux ou que leur travail était plus important que le nôtre).

Les portes tournantes

Mais qu’en est-il de la qualité des services ? Comment évaluer la performance et l’efficacité du réseau si on n’analyse jamais la qualité des services ? La mode est aux courts « épisodes de soins », car ça vaut plus cher sur le plan statistique quand on voit un plus grand nombre de personnes. Peu importe si l’état de la personne se dégrade ou s’améliore – on n’en tient pas compte. Peu importe si elle consulte par la suite aux urgences car le suivi offert n’était pas suffisant. Nous créons un système de portes tournantes qui n’est pas du tout efficace ni performant au niveau macro – tout ça pour répondre aux exigences de comptabilisation des statistiques de performance et d’efficacité. Nous créons du vide et cela a un impact sur la clientèle qui se porte de moins en moins bien.

J’ai très peur des « top guns ». D’ailleurs, quel choix d’expression par M. Dubé. Il veut véritablement fusiller nos services et notre bien-être collectif.

Nous avons un grave problème de rétention des professionnels de la relation d’aide, et pas seulement chez les psychologues. Les gens partent, car ils ne s’y retrouvent plus. Nous avons des postes disponibles et parfois personne n’y pose sa candidature. Les approches de travail nous sont de plus en plus imposées (le sujet du Programme québécois pour les troubles mentaux pourrait faire l’objet d’une chronique complète. Je ne comprendrai jamais que ce soit le Ministère qui nous impose un cadre d’intervention alors qu’il n’a aucune formation en psychothérapie). Les professionnels préfèrent se créer des lieux de travail au privé pour répondre à leur besoin d’humanité et d’autonomie professionnelle ou partent prématurément à la retraite.

Je pense qu’avec l’arrivée des « top guns », il y aura à nouveau un départ massif des professionnels.

La relation d’aide demande du temps et du doigté. Il faut déjà le temps de créer le lien avec la personne. Le temps de bien comprendre sa situation. Le temps qu’elle nous fasse assez confiance pour s’ouvrir sur les enjeux les plus souffrants dont elle n’a jamais osé parler. Notre métier s’apparente peut-être davantage à une œuvre d’art à créer et peaufiner, une danse à deux, qu’à une usine de confection du plus grand nombre de biscuits possible. Avec une approche comptable, il y a un risque réel de laisser derrière toutes ces familles qui ont du mal à se mobiliser ou à se déployer pour toutes sortes de raisons légitimes.

S’il vous plaît, arrêtez de parler d’efficacité et parlez-nous d’humanité, de profondeur du lien et d’écoute. Le monde a cruellement besoin de se retrouver dans ses qualités humaines d’écoute et de partage relationnels, qui sont aux antipodes des approches de compétitivité et de performance comptable. Laissez-nous faire notre travail sans nous pressuriser davantage.

1. Lisez l’article de Tommy Chouinard : « Santé Québec : Dubé veut recruter des “top guns” du privé » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion