Mon titre paraphrase une citation de l’auteur et scientifique américain Peter Michael Senge, qui disait que « les problèmes d’aujourd’hui viennent des solutions d’hier ». Sapiens, c’est l’espèce qui saccage tout sur son passage, car elle est convaincue que sa grande intelligence lui permettra de tout réparer.

Les abeilles disparaissent partout sur la planète. Pas de problème, une entreprise japonaise travaille à la mise au point de mini-drones pollinisateurs. Que voulez-vous ? Chercher une technologie de remplacement, c’est bien moins engageant qu’une véritable volonté de sortir de notre vie les pratiques agricoles et les poisons qui massacrent les pollinisateurs. C’est très prétentieux de penser pouvoir, en quelques années de recherche, remplacer la coévolution entre les abeilles et les plantes à fleurs qui a nécessité 150 millions d’années de recherche et de développement. Bienvenue dans le solutionnisme humain qui nous mène petit à petit au bord de la catastrophe ! Ici, on sème la pagaille en se disant qu’on trouvera dans la science une façon pour tout régler. Or, l’histoire nous enseigne effectivement que les idées géniales d’aujourd’hui sont très souvent les insurmontables problèmes de demain.

C’est une actualité scientifique récente qui m’a fait penser à la citation de Peter Michael Senge. Il y a quelques semaines, une équipe de chercheurs espagnols a rapporté avoir découvert dans les larves d’un papillon de nuit des enzymes capables de dégrader les polyéthylènes, qui sont les composés les plus représentés dans les centaines de millions de tonnes de plastiques produits annuellement sur la planète. Aussitôt les résultats préliminaires publiés, ce papillon appelé la fausse teigne de la cire (Galleria mellonella) est devenu la bestiole de l’espoir. En toile de fond, on caresse secrètement le rêve de régler le péril plastique sans changer nos habitudes ou faire preuve de courage politique. On rêve d’utiliser les compétences de ces larves pour nous sortir du bourbier plastique dans lequel nous sommes enfoncés jusqu’au cou.

Les carpes asiatiques qui menacent d’entrer dans le système des Grands Lacs sont un meilleur exemple pour mettre une image sur les effets délétères du solutionnisme humain. Après avoir envahi le réseau hydrographique du fleuve Mississippi, ces carpes se préparent à frétiller dans le lac Michigan. Première étape d’une invasion qui pourrait les mener dans les quatre autres Grands Lacs et, ultimement, dans le tronçon fluvial du Saint-Laurent. En vérité, depuis 2012, des captures individuelles de carpes de roseau sont signalées dans les eaux ou les affluents des lacs Huron, Ontario et Érié. Ce qui laisse croire que les loups sont peut-être déjà dans la bergerie.

Cet énorme problème d’aujourd’hui vient de solutions d’hier. Le bassin du Mississippi et celui des Grands Lacs formaient des systèmes sans communication directe. Du moins jusqu’à ce qu’un projet d’assainissement qu’on trouvait génial amène la Ville de Chicago, à la fin du XIXe siècle, à creuser un canal unissant les deux mondes. Maintenant que les carpes se promènent dans ce trait d’union, les empêcher d’avancer vers le lac Michigan est devenu une entreprise colossale. En cause, lorsque ces poissons envahissants (carpe argentée, carpe à grosse tête, carpe de roseau, carpe noire) s’installent dans des eaux, ils mènent rapidement les premiers résidants vers l’extinction. Sur la rivière Illinois, où elles sont devenues très majoritaires, la carpe argentée se donne en spectacle. C’est elle qu’on voit sauter jusqu’à trois mètres dans les airs lorsqu’elle se sent dérangée par la vibration des hélices de bateaux. Allez voir sur la toile les vidéos de ces poissons qui volent autour des embarcations et vous allez capoter.

Maintenant, comment est née cette catastrophe écologique ? Elle est le résultat de cette propension humaine à voir la nature comme une simple œuvre d’ingénierie qu’on peut corriger, améliorer, ou sur laquelle on peut remplacer des pièces par d’autres sans aucune conséquence.

Ces carpes, originaires principalement de Chine, ont été introduites dans le sud des États-Unis au début des années 1970 pour régler des problèmes de prolifération d’escargots, d’algues et autres plantes envahissantes dans des bassins aquicoles et des étangs. Comme c’est souvent le cas, cette solution qu’on croyait géniale a connu des ratés et les carpes sont entrées accidentellement dans le bassin du Mississippi avant de commencer leur pérégrination vers le nord.

C’est lorsque les scientifiques les ont vues dans le canal sanitaire et naval de Chicago que la panique s’est installée. La frousse était si forte que les États voisins des Grands Lacs, dont le Michigan, le Wisconsin, le Minnesota, l’Ohio et la Pennsylvanie, ont intenté une poursuite contre la Ville de Chicago pour la forcer à prendre des moyens à la hauteur de la menace. Comme solutions, on a pensé verser du poison dans le canal pour tuer les carpes, irradier les eaux aux rayons ultraviolets, réchauffer le canal ou y installer des filtres. Dans les solutions proposées par les spécialistes se trouvait aussi un projet de barrage anti-carpes qui devait coûter 18 milliards et nécessiter 25 années de travaux. Une proposition radicale qui n’a pas été retenue. Finalement, on a misé sur un système d’électrification pour couper la route aux envahisseuses. À côté de cette solution technologique, on pêche et massacre aussi toutes les carpes qu’on peut attraper. Est-ce que ce sera suffisant pour leur barrer la route ? Rien n’est certain.

Cette histoire est la preuve que la nature est un système complexe qu’on ne peut rapiécer avec des solutions simples. Sapiens, c’est le bipède qui a la solution à tout ! La biosphère est en péril, pas de problème, on est déjà sur le coup. On parle de voyage sur Mars pour une colonie expérimentale ou de la découverte d’une étoile scintillante à des millions d’années-lumière autour de laquelle tournerait peut-être un gros caillou qui aurait les mêmes caractéristiques que la Terre. Mais à voir de quelle manière l’humain, à côté de qui les carpes asiatiques ne sont finalement que d’inoffensives bestioles, a bousillé la planète avec tous ses « progrès » et ses « idées géniales », il doit y avoir bien des créatures sur ces exoplanètes qui se croisent les doigts en espérant que notre prochaine solution miracle soit de garder les deux pieds sur Terre, de changer nos comportements et de respecter l’ordre naturel des choses et l’équilibre fragile de ce qui nous entoure. Quand on voit à quel point, malgré notre réel génie, on peut parfois être bêtes collectivement, difficile de ne pas penser qu’il n’y a pas que l’univers qui soit infini.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion