La mort et la naissance sont des étapes complémentaires de l’existence. La mort est l’aînée, la vie sa cadette ; nous, humains, avons tort d’opposer la mort à la vie.

Ainsi dit la sagesse africaine. À preuve, en fin de vie comme en fin de grossesse, les soins importent : il faut accompagner un vénérable mourant avec la même attention qu’un vulnérable bébé. Pendant que certains bouclent leurs valises pour entamer le dernier voyage, d’autres se préparent à débarquer et poser leurs pénates. Je vois presque une certaine complémentarité dans le fait que la nature prend le dernier souffle de l’un pour en faire le premier souffle de l’autre.

Pourquoi, est-ce que je vous parle de la faucheuse ? Parce qu’une autre vieille branche de l’arbre généalogique des artistes du Québec, le metteur en scène André Brassard, nous a quittés cette semaine. Ces dernières années, nous sommes nombreux à être attristés par les départs de tous ces gens qui nous ont dilaté la rate, touché le cœur ou stimulé l’esprit. Ce sentiment m’a habité après le décès des Pierre Marcotte, Serge Bouchard, Paolo Noël, Rita Lafontaine, André Melançon, Pierre Légaré, Janine Suto, Andrée Lachapelle, Jean-Claude Labrecque, Gilles Pelletier, Claude Péloquin, André Montmorency, Bob Walsh, Paul Buissonneau, Frédéric Back, Pierre Falardeau et bien d’autres. Il y a aussi les cas plus dramatiques de Karim Ouellet, Patrick Bourgeois ou Dédé Fortin qui sont partis à la fleur de l’âge.

Tous ces créateurs, qui sont autant de marqueurs de l’évolution socioculturelle du Québec, sont partis en laissant un grand vide derrière eux.

Devant ce constat, mélange de tristesse et de nostalgie, c’est l’image du froid automnal qui s’installe en emportant avec lui les chants d’une génération de cigales qui me vient en tête. Avant d’aller plus loin, je dois préciser qu’en mélangeant chansons et cigale, je perpétue les mêmes fausses conceptions que Jean de La Fontaine dans sa fameuse fable La cigale et la fourmi.En créditant trop de vertu et de mérite à la fourmi, on entend presque le conteur réprimander la cigale pour sa paresse et son manque de prévoyance. Pourtant, au-delà du jugement de valeur posé indirectement sur la vie d’artiste, cette fable a tout faux sur la biologie des cigales. Au XIXe siècle, un scientifique nommé Henry Fabre s’insurgeait déjà contre cette légende qu’il disait témoigner d’une grande méconnaissance de la cigale par son auteur. Plus récemment, mon ami Jean-Pierre Bourassa, l’éminent entomologiste québécois, a abordé le sujet dans mon émission de radio avec la même conclusion critique.

La cigale ne mange pas de mouches ou de vermisseaux. Au contraire, elle suce la sève des plantes en enfonçant son rostre dans les branches et les racines. Elle utilise cet appareil buccal comme une paille à boisson. Elle ne peut pas non plus souffrir du froid et de la faim en hiver parce qu’elle meurt à la fin de la saison chaude. Elle pète au frette juste avant le frette. Avec une vie adulte si écourtée, point besoin d’imiter la fourmi et d’emmagasiner des réserves. Pourquoi acheter des REER quand on est certain de ne pas en profiter ?

Pour ce qui est de ses performances musicales, n’en déplaise également au conteur, la cigale n’est pas une cantatrice, mais une sorte de percussionniste, un insecte qui a plus de rythme que de voix. En fait, sa musique est un simple outil de parade nuptiale dont nous profitons sans en être les destinataires. En sortant de terre, les mâles jouent ces sérénades pour attirer une partenaire et s’accoupler avant de mourir. Les femelles, elles, « préfèrent » garder le silence. Il faut dire que jouer de la musique expose les mâles au risque de se faire repérer et manger par un prédateur. Mais qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour trouver l’amour ?

Une fois la reproduction terminée, les cigales se taisent et laissent la place à un triste silence dans les arbres et les platebandes. Ainsi va aussi la vie de ces vieux artistes et créateurs dont le baisser de rideau se fait sans le salut et bien loin du public. Du moins, jusqu’à ce que la télévision nous annonce leur départ et diffuse le film de leur vie déjà tourné et monté en attendant la mauvaise nouvelle.

Mais, il y a une autre façon de voir le destin réservé à la cigale par une sélection naturelle qui peut nous sembler impitoyable. En effet, pendant que les mâles et les femelles agonisent, leur minuscule descendance commence un nouveau cycle. Ces larves resteront bien cachées sous la terre où elles trouveront de la nourriture dans les racines des arbres. Devenus adultes, ces insectes sortiront de leur cachette pendant la belle saison pour nous gratifier de leur apaisante musique. Les cigales meurent, mais la cigale reste ! Telle est la trame de la comédie musicale dramatique de la cigale qui peut s’intituler Éros et Thanatos (le sexe et la mort).

C’est sa façon de faire un pied de nez à la faucheuse et de trouver son chemin d’éternité dans la biosphère. Un peu comme une grande œuvre artistique survit à son créateur et lui garantit aussi une forme d’immortalité. Après tout, l’art n’est-il pas aussi une façon de sublimer la conscience de la mort, si difficile à porter pour les bipèdes intelligents que nous sommes ?

Égoïstement, on voudrait que les artistes qui nous font du bien soient éternels. Malheureusement, notre histoire n’est pas loin de celle des cigales ou des feuilles d’automne qui se colorent avant de céder la place à la poussée du printemps suivant.

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