Des images d’Irlandais, d’Autochtones d’Océanie, d’Indiens et d’Africains manifestant ostensiblement sur le Net leur mépris pour la Couronne britannique ont choqué les gens qui pleuraient la disparition de la reine.

Mais, pour comprendre cet autre regard sur la royauté britannique, si indélicate soit-elle en ce temps de deuil, il faut se mettre du côté des victimes dont les ancêtres ont été méprisés et piétinés par cette famille au passé très sombre. Depuis la mort du monarque, des porteurs d’anecdotes qui la disent formidable parce qu’elle leur a parlé, posé une question ou tout simplement fait un sourire inondent les médias. Pourtant, hormis avoir bénéficié d’un coup de chance de la loterie cosmique qui distribue les gènes, qu’a fait Élisabeth II de son gigantesque pouvoir ? Est-ce qu’elle a essayé de faire des actions semblables à celles qui ont rendu la princesse Diana toujours si précieuse dans les cœurs ?

En 70 ans de règne, est-ce que la reine s’est excusée pour toutes les horreurs planétaires imputables à la Couronne britannique ?

Je vais prendre ici l’exemple de la Chine pour illustrer mon propos. Au XIXe siècle, la Chine, forte de ses 400 millions d’habitants, commerçait avec les puissances européennes et l’empereur exigeait des lingots d’or ou d’argent pour se faire payer. Une demande qui a fini par irriter la Grande-Bretagne. Comme solution de contournement, la Compagnie britannique des Indes orientales, fondée en décembre 1600 par une charte royale de la reine Élisabeth Iʳᵉ, choisira honteusement de droguer la Chine en lui achetant en partie son thé et sa soie contre des milliers de tonnes d’opium cultivé dans sa colonie indienne. La Grande-Bretagne transformera la Chine en un pays de toxicomanes où des zombies squelettiques ayant perdu tout contact avec la réalité dorment dans les fumoirs à opium. Pour le modus operandi, la Compagnie royale britannique avançait de l’argent aux cultivateurs indiens qui, après la récolte, lui livraient la résine. La drogue était ensuite vendue à l’encan et les trafiquants britanniques qui en prenaient possession mettaient le cap vers la Chine pour l’échanger principalement contre du thé et de la soie.

Les ravages dans la population ont été tels que l’empereur Xuanzong finit par s’insurger contre la toute puissante reine Victoria. Plus capable de supporter l’avilissement de son peuple, le vice-roi de la province de Canton balance dans la mer des tonnes d’opium qui dormaient dans des entrepôts. La Couronne britannique est furieuse et les esprits s’échauffent à Londres. Le 7 avril 1840, le débat autour des motifs, raisons et bien-fondés de la guerre qui se préparait pour forcer la Chine à garder ses frontières ouvertes aux dealers britanniques fait rage. Certains élus mal à l’aise avec ce commerce honteux firent entendre leur voix. William Gladstone, figure politique très influente du Parti libéral, s’opposa à cette déshonorable guerre en ces termes : « Une guerre plus injuste dans son origine, une guerre plus prévue dans sa préparation pour couvrir d’une honte perpétuelle ce pays, je n’en connais pas dans toute l’histoire. Le pavillon britannique, qui flotte fièrement sur Canton, n’est hissé que pour protéger un infâme trafic de contrebande. »

Des navires lourdement armés de sa puissante marine royale attaqueront tout de même la Chine dans ce qui sera appelé la première guerre de l’opium. L’empereur chinois, dépassé, signe une reddition en 1842, accepte d’ouvrir plus large son pays aux trafiquants de drogue et paye de lourdes indemnités de guerre au vainqueur. En octobre 1856, les Chinois s’insurgent de nouveau. Ils arraisonnent un navire britannique et emprisonnent les marins. Cette fois, c’est avec l’aide de la France que l’Angleterre revient pour la deuxième guerre de l’opium, qui se termine en 1860.

Cette deuxième défaite coûtera une fortune à l’empire du Milieu et le forcera à s’ouvrir plus largement à l’ère industrielle. Autrement dit, à se laisser docilement exploiter par les puissances européennes.

La convoitise du thé, de la soie et d’autres produits locaux a amené la Couronne britannique à mettre à genou et détruire profondément cette civilisation millénaire qu’était la Chine impériale. Autrement dit, malgré tout le décorum qui l’entoure, le nuage qui flotte sur leur célèbre « five o’clock tea » du palais de Buckingham n’a pas la blancheur immaculée du lait. Il faudra attendre jusqu’en 1912 pour que la Chine recommence à se relever, sous la houlette de Mao Zedong.

Même pendant la rétrocession de Hong Kong, le prince Charles, commissionné par sa mère, n’avait encore que du mépris pour la Chine. Comment le sait-on ? En 2006, un juge britannique a autorisé la publication des pages du journal intime du prince consacrées à la cérémonie de rétrocession de Hong Kong en 1997. Cette mise à nue est arrivée alors que le prince poursuivait le Mail on Sunday qui avait divulgué une partie de ses états d’âme pendant ce voyage. Charles a commencé à se plaindre de la qualité des sièges d’avion avant de vomir tout le mépris qu’il avait pour les autorités chinoises. Il a comparé la garde du président Jiang Zemin à des statues de cire épouvantables, a parlé de son discours comme d’un affreux spectacle digne de l’ère soviétique et a qualifié la cérémonie de levée du drapeau chinois « d’horreur ultime ». Le prince s’est même permis de regretter la fin de l’Empire en soupirant dans son journal intime. Voilà le comportement de celui qui est devenu Charles III alors que la Chine célébrait la fin de plus d’un siècle et demi de contrôle britannique sur l’île de Hong Kong. Après le traité de paix de Nankin de 1842 qui marquait la fin de la première guerre de l’opium et avait forcé la Chine à céder Hong Kong, le pays entama une longue traversée du désert que les Chinois appellent « le siècle de l’humiliation ».

Ce sont des histoires semblables qui expliquent le regard moins sympathique que beaucoup de peuples qui ont souffert du colonialisme et du suprémacisme britannique posent sur la Couronne britannique.

Même le pape est venu s’excuser au Canada. Pourtant, dans le projet raciste et assimilationnisme qui s’est joué dans les pensionnats pour Autochtones, il y avait la signature idéologique de la Couronne britannique. Pourquoi Justin Trudeau, qui a dit de la reine qu’elle était une de ses personnes préférées au monde, ne lui a pas demandé de venir s’excuser au Canada ? Est-ce qu’Élisabeth II s’est excusée pour tous ces penseurs du racisme, du racialisme et de l’hérédité de l’intelligence qui ont été anoblis par la Couronne britannique et leurs idéologies mises au service de l’esclavage, des entreprises coloniales et de l’apartheid ? Non. Élisabeth a simplement passé 70 ans de règne sans faire de vague ; à bien faire le travail pour lequel elle a été programmée : voyager, sourire, se faire amuser par les indigènes aux quatre coins de l’Empire dont son fils regrettait la fin.

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