En réponse au texte du sociologue Jacques Beauchemin, « Le droit de dire “nous” », publié le 3 juin

Comme le montre bien le documentaire Bataille pour l’âme du Québec de Francine Pelletier, le débat sur l’identité nationale a connu plusieurs inflexions depuis la Révolution tranquille. Les prémices d’un tournant dans cette discussion collective s’annoncent. Nul ne sait pour l’instant si cette tendance sera durable, mais les conditions d’un rééquilibrage des forces entre les différentes mouvances nationalistes se mettent en place.

Dans un texte récent1, le sociologue Jacques Beauchemin revient sur ce qu’il voit comme les causes et la finalité du tournant dit « identitaire » du nationalisme ; un tournant dont il a été l’un des concepteurs.

Reprenant la thèse de la « mauvaise conscience » des souverainistes québécois qu’il défend depuis plus de 20 ans, Beauchemin avance que le nationalisme identitaire n’est ni passéiste ni particulièrement conservateur. Il s’agissait selon lui avant tout de « rétablir la légitimité de la majorité historique francophone en tant que sujet politique aspirant à une certaine continuité de son parcours historique » afin que le peuple québécois – comme « tous les autres peuples du monde » – puisse « regarder vers l’avenir en se référant à l’histoire longue de la collectivité et s’apercevoir en tant qu’acteur historique ».

Le nationalisme civique

Beauchemin présente le nationalisme identitaire comme étant la simple extension logique du nationalisme d’abord canadien-français et ensuite québécois ; une trajectoire qui aurait été en quelque sorte interrompue par la mauvaise conscience des nationalistes dans la foulée de la défaite du camp souverainiste en 1995 et de la déclaration de Jacques Parizeau sur le « nous » et les « votes ethniques ».

Ce récit fait toutefois l’impasse sur un fait embarrassant. Le nationalisme identitaire était entre autres une critique de la mouvance nationaliste qui était jusque-là dominante au Québec, c’est-à-dire le nationalisme que je qualifierai ici de « civique » par souci d’efficacité. En 1995, le nationalisme civique était le vecteur principal du projet souverainiste ; pensons à la vision défendue par Lucien Bouchard et Mario Dumont. Rappelons que le nationalisme civique inclut dans le « nous » national l’ensemble des citoyens du Québec qui se disent Québécois, et ce, peu importe leur ethnicité, la langue parlée à la maison, leur religion ou leurs orientations politiques.

La grande aspiration éthique du nationalisme civique était de montrer comment l’affirmation nationale pouvait se conjuguer au respect des droits individuels et à la reconnaissance de la diversité.

Les nationalistes civiques cherchaient aussi la cohérence. Si le principe de l’autodétermination des peuples ancre la légitimité du nationalisme québécois, ce dernier doit aussi reconnaître la légitimé des nationalismes autochtones. Ils tentaient également activement de montrer que le nationalisme ne s’abreuve pas nécessairement à la dangereuse logique du ressentiment et du bouc émissaire.

Le nationalisme civique prédatait ainsi le référendum de 1995. S’il est vrai que les nationalistes civiques ont répudié la phrase de Parizeau, cela était essentiellement car elles étaient en porte-à-faux avec leur vision ; une vision patiemment théorisée par des politologues et des philosophes politiques comme Guy Laforest, Alain-G. Gagnon, Jocelyne Couture et Michel Seymour avant et après le référendum de 1995.

D’un point de vue personnel, mon rejet très tôt dans ma vie adulte du nationalisme exclusif et revanchard aurait pu me faire basculer du côté de l’antinationalisme, qui était naguère une véritable option intellectuelle au Québec. C’est en partie en raison du travail des nationalistes civiques que cela ne s’est pas produit.

Rétablir quelle légitimité ?

Ainsi, il est difficile d’accepter l’idée de Beauchemin selon laquelle il fallait rétablir la « légitimité de la majorité historique francophone en tant que sujet politique aspirant à une certaine continuité de son parcours historique ». C’est précisément parce que les nationalistes civiques reconnaissaient l’existence d’une majorité qu’ils étaient soucieux que celle-ci respectent les droits des minorités. Ces nationalistes défendaient vigoureusement le droit de la nation québécoise à l’autodétermination.

Ils tentaient de convaincre les critiques de la loi 101 que cette dernière respectait les principes du libéralisme. Les nationalistes civiques n’ont aucun mal à reconnaître le peuple québécois comme un acteur politique désireux de se projeter dans l’avenir. Prétendre qu’ils ont nié au peuple québécois le « droit de dire “nous” » est invraisemblable.

Les historiens des idées, les sociologues des intellectuels, les littéraires et autres chercheurs ont du pain sur la planche. Ils doivent nous aider à comprendre comment nous sommes passés du débat des années 1990 au nationalisme populiste et conservateur d’aujourd’hui. L’épisode de la crise des accommodements raisonnables constitue évidemment une période charnière. C’est là qu’a débuté la montée en puissance du nationalisme identitaire. Quoi qu’il en soit, les préoccupations exprimées par Beauchemin dans son texte ne mènent pas directement et nécessairement à la Charte des valeurs et autres crispations identitaires auxquelles nous sommes maintenant habitués. Des choix ont été faits, et ces choix doivent être expliqués et justifiés.

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