En réponse à la chronique d’Yves Boisvert, « À quand un “discours du Centaur” de François Legault ? », publiée le 24 mai

Le chroniqueur Yves Boisvert a raison d’attirer notre attention sur l’importante allocution prononcée début 1996 par Lucien Bouchard à la communauté anglophone au Théâtre du Centaur1. Le discours a été produit et prononcé dans une conjoncture à nulle autre pareille. Pourtant, il a très bien vieilli. Surtout lorsqu’on le lit au complet.

Un passage clé semble avoir échappé à l’attention de M. Boisvert. Le voici : « Le maintien de la langue française en Amérique du Nord sera toujours un défi ; il réclamera toujours une attention particulière. Le maintien du français dans la région de Montréal sera toujours un défi plus grand encore. L’an dernier, nous nous sommes inquiétés de la baisse de la proportion de familles francophones vivant sur l’île de Montréal. Si, comme le prédisent certains démographes, les ménages francophones devenaient minoritaires d’ici quelques décennies, cela nuirait sérieusement à la capacité déjà limitée de Montréal à intégrer une nette majorité de nouveaux arrivants au sein de la majorité francophone. À l’évidence, avoir le français comme langue officielle et commune au Québec et dans la métropole est essentiel.

« Mais peu importe sous quel angle on examine la chose, ce ne sont pas ceux pour qui le français est une langue seconde qui intègrent des allophones ; ce sont ceux dont le français est la première langue. Si le français perdait sa masse critique à Montréal, ce serait préjudiciable à tous. »

Il avait raison. Et le pire est arrivé. En quelques années, les Montréalais de langue maternelle française allaient devenir minoritaires dans l’île – c’est fait –, suivis par les Montréalais de langue d’usage – c’est imminent.

Dans son discours, M. Bouchard répète à de nombreuses reprises que Montréal doit être une métropole francophone, dont la communauté anglophone est une composante essentielle. Son texte était une ode à la tolérance et au bilinguisme individuel, mais un rejet du bilinguisme institutionnel. L’irruption, à Montréal et à Laval, de deux langues communes parallèles, le français et l’anglais, n’était pas au programme.

Le discours, écrit par Jean-François Lisée comme chacun sait, avait été soigneusement relu et peaufiné par M. Bouchard, m’avait été soumis comme ministre responsable de la Langue, était passé sous le peigne fin de Camille Laurin, qui l’approuvait sans réserve. Jean-François l’avait même fait lire à un Jacques Parizeau perplexe sur la valeur de l’exercice, mais qui n’y avait pas opposé de veto.

Il en ressortait une volonté de faire reconnaître à la majorité et à la minorité qu’un équilibre linguistique était possible, où se répercuteraient de génération en génération l’existence d’une majorité francophone en sécurité linguistique, aux côtés d’une minorité anglophone dont la vitalité serait aussi assurée. La proposition de transformer les commissions scolaires confessionnelles en commissions scolaires linguistiques participait de cette volonté d’identifier des chantiers communs. Cette transition fut d’ailleurs la grande (et jamais citée) réalisation linguistique de l’ère Bouchard, comme l’était aussi mon bras de fer avec Microsoft et Apple pour les forcer à livrer leurs logiciels en français au Québec au moment de leur introduction dans le reste de l’Amérique.

De René Lévesque à Paul Saint-Pierre Plamondon, tous les chefs du Parti québécois (PQ) ont tenu sur la citoyenneté québécoise inclusive les mots prononcés ce soir-là par M. Bouchard. La nouveauté est qu’ils étaient prononcés lors d’un évènement spécifiquement destiné à cette communauté.

Lucien Bouchard allait se montrer tolérant et conciliant, certes, mais n’allait pas mâcher ses mots. Une portion du discours était d’ailleurs une traduction directe de ce qu’il avait dit, sur la langue, lors d’un récent Conseil national du Parti québécois. Il s’est présenté sans détour comme un indépendantiste souhaitant réaliser son objectif dans un avenir pas très lointain et qui trouvait normal que les Anglos votent massivement Non. Et il avait quelques vérités désagréables à dire : « La tolérance n’est pas une rue à sens unique. Nous, les souverainistes, avons été victimes de – disons – manquements à l’étiquette. Je n’ai pas l’intention de les énumérer. Mais nous connaissons tous des non-francophones qui ont opté pour la souveraineté l’année dernière et qui, pour cette raison, ont été un peu ostracisés dans leur propre communauté. Nous savons que certains médias non francophones ne montrent pas beaucoup de tolérance envers les idées souverainistes ou leurs porte-paroles. Ils ne favorisent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, une bonne compréhension des deux versants du débat. »

Si François Legault devait prononcer un nouveau discours du Centaur – ce qui ne serait pas une mauvaise idée –, il devrait cependant constater qu’un quart de siècle après le premier, trop peu d’anglophones ont pris le chemin de la tolérance que M. Bouchard appelait de ses vœux.

Le lobby anglo, le Quebec Community Groups Network, publiait l’an dernier un sondage réalisé par Léger2 offrant ce désolant constat : 69 % des non-francophones du Québec se disent opposés à ce que la Constitution canadienne reconnaisse que le Québec est une nation et que le français est sa langue officielle. Parmi eux, 57 % se disent « très opposés ».

Les réactions outrancières de leaders anglophones face à la nouvelle loi loi 96, le refus même de reconnaître la fragilisation de notre langue ou même son statut de langue officielle et commune, sont de nature à refroidir même les plus grands apôtres de la conciliation. Malgré les meilleures volontés du monde, nous semblons condamnés à vivre, linguistiquement du moins, dans une durable mésentente.

1 Lisez la chronique d’Yves Boisvert : « À quand un “discours du Centaur” de François Legault ? » 2 Consultez le sondage (en anglais) Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion