Nous sommes le soir du 11 mars 1996. Quatre mois plus tôt, le Québec est passé à quelques dizaines de milliers de voix de dire « oui » à la souveraineté.

Les passions politiques sont encore à leur paroxysme. Lucien Bouchard est devenu premier ministre du Québec le 29 janvier. Il pense réussir là où son prédécesseur Jacques Parizeau a échoué de peu. Il ne sait pas encore quand, ni comment. Mais c’est son mandat.

Ce soir-là, quand il monte sur la scène du Théâtre du Centaur, autrefois Montreal Stock Exchange, il ne vient pas plaider pour l’indépendance. Il vient rassurer la communauté anglophone de Montréal, encore traumatisée par le quasi-éclatement du Canada.

Rassurer aussi le reste du Canada, les Américains et les investisseurs. Quelle sera la place de la communauté anglophone dans un Québec indépendant ?

Ils sont 400 leaders, choisis en collaboration avec Alliance Québec, venus écouter le premier ministre. Les télés anglophones et « Radio-Québec » diffusent le discours « historique » en direct.

J’ai réécouté1 ce discours remarquable de 45 minutes, 26 ans plus tard. Ce qui frappe le plus, ce n’est pas tant l’engagement solennel du chef du gouvernement de garantir les droits de la minorité anglophone dans un éventuel Québec souverain. C’est sa vision même du nationalisme : pluraliste et inclusif.

Ce qui frappe aussi par contraste, c’est à quel point François Legault n’a pas encore pris la peine d’articuler clairement une vision du nationalisme où cette minorité trouve sa place.

S’adresse-t-il seulement à l’électorat caquiste ou potentiellement caquiste ?

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

François Legault, alors ministre de l’Éducation, et Lucien Bouchard, premier ministre du Québec, en février 2001

Refuser le débat électoral en anglais, dans le contexte actuel, est une autre façon de dire : je ne vous parle pas.

Comme me le soufflait un péquiste éminent récemment : il est temps que François Legault fasse son propre « discours du Centaur ».

Retour au mois de mars 1996, dans cette salle bondée de plein de gens aux bras croisés, attentifs mais dubitatifs, intéressés mais inquiets.

Lucien Bouchard, qui s’exprime presque exclusivement en anglais, commence par prendre acte de cette inquiétude. « L’impensable », c’est-à-dire l’indépendance du Québec, peut encore se produire, et il y travaille, dit-il sans détour. Mais le fait que certains anglophones, et la jeune génération en particulier, soient inquiets au point de songer à quitter le Québec est « pour moi une cause d’inquiétude », dit-il.

Il leur dit qu’il vient du Saguenay, et que c’est seulement depuis six ans qu’il vit à Montréal et comprend mieux à quel point la communauté anglophone fait partie de la « fibre » de la ville et du Québec.

Il insiste sur les « valeurs partagées » des deux cultures montréalaises principales : « le pluralisme et ce goût partagé pour la culture de l’autre ». Il souligne l’attachement des Anglo-Montréalais au Québec, à ce lieu tout à fait original de rencontre, un lieu « béni ».

Pendant sa défense de l’accord du lac Meech, destiné à reconnaître le caractère distinct du Québec dans la Constitution, il a rencontré beaucoup d’hostilité au Canada – en plus de Pierre Elliott Trudeau et de Jean Chrétien. Mais il a toujours eu le soutien massif des Anglo-Québécois pour ce « beau risque », dit-il.

Il fait comme ses prédécesseurs un « engagement solennel » à préserver les droits de la communauté anglophone : contrôle des institutions scolaires, accès aux soins de santé et services sociaux, aux tribunaux et au gouvernement en anglais. Il entend les inclure dans une éventuelle Constitution québécoise. Pour lui, les droits de la minorité ne sont pas exorbitants, mais un exemple à suivre.

Quand il était responsable des langues officielles au gouvernement fédéral, il était en colère devant les maigres services offerts aux francophones de l’Ouest, dont certains finissent leurs jours sans même avoir accès à des soins dans leur langue.

« Jamais, jamais quelque chose de ce genre n’arrivera au Québec », dit-il. Car le gouvernement du Québec entend être un exemple pour « toutes les minorités en Amérique du Nord ».

« Quand vous allez à l’hôpital et que vous souffrez, vous avez peut-être besoin d’un test de sang, mais certainement pas d’un test linguistique. »

J’en reviens à la vision bouchardienne du nationalisme.

« Nous savons tous que le nationalisme que nous défendons ne se définit plus comme étant celui des Canadiens français, mais de tous les Québécois. Il ne cherche plus l’homogénéité, mais embrasse la pluralité et la diversité. »

Il attaque même le gouvernement fédéral, qui voudrait faire du 24 juin une fête « juste pour les Canadiens français », alors qu’elle est pour tous les Québécois. « Bienvenue dans les années 1990 », dit-il.

Nous avons une langue officielle et commune, le français, mais elle n’est pas la seule. « Rien ne me fait plus plaisir que plusieurs Québécois bilingues peuvent avoir accès à au moins deux grandes cultures dans leur version originale », ajoute-t-il, invitant l’auditoire à « laisser derrière les vieilles conceptions ».

Car il est maintenant « difficile de trouver un anglophone qui pense impossible d’apprendre le français », comme il est « difficile de trouver un nationaliste francophone bilingue qui n’est pas content de pratiquer son anglais ».

La tolérance linguistique s’est incrustée en nous, mais nous étions trop occupés [par nos débats politiques] pour la célébrer.

Lucien Bouchard, dans un discours livré en mars 1996

Il annonce ensuite la naissance d’une ère d’intérêt mutuel. La fin de l’ère où ce que l’anglais perdait, le français le gagnait, et vice-versa.

La communauté anglophone est une « composante essentielle » de notre métropole, elle en forme la culture, l’histoire, et nous devrions être fiers de cette ville-carrefour, une des plus originales au monde.

Il me semble que c’est tout aussi vrai en 2022…

Le discours n’a pas été applaudi également par tout le monde ce soir-là. Bouchard était encore l’homme par qui la souveraineté risquait de survenir. Les nationalistes plus radicaux, eux, n’ont pas goûté cette « entreprise de séduction de l’establishment », comme a écrit amèrement L’Action nationale.

Quelques mois plus tard, devant les militants au conseil national du Parti québécois, Bouchard a pourtant été clair : « Ne comptez pas sur moi… pour violer la Charte des droits et libertés ou devoir recourir à la clause dérogatoire, la clause nonobstant ! Je veux être encore capable de me regarder dans un miroir lorsque je me lève le matin. »

À voir son usage immodéré des « dispositions de dérogation » des chartes canadienne et québécoise, Simon Jolin-Barrette n’a clairement pas la même philosophie de rasage matinal.

Nous sommes à un point charnière du débat politique, avec l’adoption prochaine du projet de loi 96. Le premier ministre rejette comme non fondées les inquiétudes de la communauté anglophone. Elles sont pourtant bien documentées sur plusieurs sujets. Ce ne sont pas des craintes purement théoriques, à mon avis.

Mais que ce soit le cas ou non, le temps est venu pour François Legault d’articuler sa vision du vivre-ensemble linguistique. De faire son discours du Centaur.

1. Visionnez le discours de Lucien Bouchard