En 2023, cela fera 40 ans que je pratique une profession que j’ai tant aimée.

De 1983 à 1989 : à cette époque déjà, nous devions répondre à des exigences ministérielles, soit rester dans les grands centres avec une pénalité de 30 % ou partir en région. Je suis partie à Sept-Îles et quelle belle aventure ce fut ! Il y avait très peu de spécialistes et le travail de l’omnipraticien était très varié et passionnant.

J’ai adoré toutes les facettes de mon début de carrière : urgence, hospitalisation, soins intensifs, bureau, soins à domicile, soins palliatifs, chef de la base militaire de la Moisie et différents postes au sein du Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens (CMDP).

Mes collègues et moi avons travaillé très fort, de 70 à 80 heures par semaine, 27-28 jours par mois. Nous avions ce sentiment incomparable de prodiguer des soins de qualité à nos patients avec enthousiasme, efficacité et sans être aux prises avec l’énorme mastodonte qu’est devenu le système de santé de nos jours.

De 1989 à 2019 : un nouveau défi s’ouvre à moi ! L’ouverture d’un nouvel hôpital, alors le dernier des hôpitaux québécois, le premier à être informatisé, l’hôpital Anna-Laberge à Châteauguay.

Ce fut une autre expérience très enrichissante que de permettre à des dizaines de milliers de patients habitués de traverser les ponts Champlain ou Mercier pour avoir des soins de santé à Montréal de pouvoir enfin être traités près de chez eux.

Que ce soit à l’urgence, à l’hospitalisation, aux soins intensifs, aux soins palliatifs, au bureau, à faire de l’enseignement aux résidents, au sein du CMDP, le travail certes lourd, exigeant avec des gardes fréquentes de 12 à 16 heures par jour, sur appel 24 heures sur 24, sept jours consécutifs, fut toujours synonyme d’accomplissement et de satisfaction.

La récompense ultime : celle des patients qui se disaient écoutés, respectés et traités dignement. Le bonheur également de la collégialité avec mes collègues omnipraticiens et spécialistes.

L’ère Barrette

Une période plus sombre se profile dans les années 2014-2015 où l’on critique les médecins en invoquant leur manque de productivité, car comment se fait-il que chaque Québécois n’ait pas encore son médecin de famille ?! Comme si la seule responsabilité incombait aux médecins. A-t-on oublié les décisions gouvernementales depuis fort longtemps de diminuer le nombre de places dans les départements de médecine des universités québécoises ? Peut-on encore ignorer l’obligation pour les médecins de pratiquer à l’hôpital ou en CHSLD en plus du bureau ? Toute cette déferlante acrimonie a affecté les médecins, qui ne comprenaient pas cet opprobre cinglant à leur égard.

On centralise alors à outrance, l’ère Barrette est née. Les CIUSSS voient le jour et on perd l’attachement à son milieu d’antan dans une vaste organisation inhumaine et à qui personne ne s’identifie. Puis, s’installe insidieusement et de façon de plus en plus chronophage la soi-disant réorganisation des soins.

Que ce soit une consultation en spécialité, la prescription de médicaments, tout est régi par des normes où les formulaires sont la panacée. Nous sommes alors devenus des gratte-papiers. On ne peut rien faire sans remplir un formulaire.

Par exemple, toute consultation à un médecin spécialiste passe par le Centre de répartition des demandes de service (CRDS). Il faut remplir un questionnaire, faire tous les examens exigés par la spécialité, spécifier le délai de prise en charge selon des normes préétablies.

On veut prescrire un médicament. Il y a souvent un code exigé par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) ou un formulaire à remplir afin que le patient puisse recevoir l’approbation de la Régie ou l’obtenir à moindre coût (ce guide des codes de médicaments est révisé plusieurs fois par an et comprend de 150 à 190 pages de codes !).

Le patient a une gastroentérite ou un banal rhume, l’employeur exige un billet d’absence. Le patient a un accident de travail : il y a les formulaires de la CNESST (initial, d’évolution, final, etc.), idem pour un accident d’automobile avec les rapports exigés par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ).

L’enfant pour aller au camp de vacances a besoin d’un rapport médical pour attester de sa bonne santé ou de ses problèmes, le cas échéant.

Un patient a un problème d’invalidité et son comptable l’envoie consulter son médecin pour remplir un formulaire de crédit d’impôt pour personnes handicapées, différent pour le provincial et le fédéral (le formulaire du fédéral était relativement superposable à celui du Québec jusqu’à cette année. Il est passé de 7 à 16 pages. Pourquoi ?).

La liste des formulaires est sans fin et je vous épargnerais la liste exhaustive (formulaires invalidité, billets d’absence, CTMSP, CNESST, CRDS, médicaments et patients d’exception, SAAQ pour permis de conduire ou pour accident automobile, GASMA, consultations en spécialité à refaire après un certain délai sans être sûr en retour de recevoir le rapport de la consultation, etc.).

Depuis 2019, je travaille en groupe de médecins de famille (GMF) et en résidences pour personnes âgées (RPA). La pratique médicale s’est considérablement alourdie. Certes, les patients vieillissent et les cas se complexifient, la COVID-19 s’est invitée en 2020 avec les peurs devant ce virus et sa morosité subséquente, mais « la bureaucratie réalise la mort de toute action » (Albert Einstein) et engendre paralysie et inefficacité.

Les patients se plaignent de ne pas avoir accès à un médecin et je peux les comprendre, je suis moi-même sur le guichet des patients orphelins depuis plus de trois ans, mais si on pouvait nous soustraire de cette partie significative de notre travail que sont les tâches cléricales (environ de 2 à 4 heures par jour), nous pourrions voir plusieurs patients supplémentaires au quotidien.

La majorité de mes collègues apportent le soir ou les week-ends des formulaires à la maison pour les remplir par manque de temps durant leurs journées, à la clinique ou à l’hôpital.

Éteindre la passion

C’est très malheureux de voir des collègues autrefois passionnés par leur travail avec les patients envisager une retraite ou une réorientation de carrière, car depuis des années, on ne favorise pas ce qu’est la raison d’être du médecin, soit les soins aux patients.

Quelle tristesse de voir tous les jeunes médecins de famille enlisés par cette paperasse envahissante et aliénante et qui n’ont pas eu le plaisir de pratiquer une médecine polyvalente, limitée en contraintes et riche d’initiatives, de liberté de pratique et de défis, comme j’ai eu le privilège de connaître.

Notre ministère de la Santé est devenu éléphantesque et il croule sous le poids des directives qui changent au gré des élections et qui ne favorisent pas la prise en charge, et éteint la passion de la profession médicale.

La médecine familiale n’est-elle pas devenue abusivement un sujet électoraliste ?

Le ministre Christian Dubé veut donner l’accès à un professionnel de la santé à chaque Québécois. On ne peut qu’espérer que cette nouvelle formule, une de plus, favorise une porte d’entrée pour obtenir des soins de santé dans des délais raisonnables. Il est de l’intérêt de tous les citoyens québécois de permettre aux médecins de famille de pouvoir se consacrer aux soins aux patients.

Il faut pour cela réduire le fardeau exponentiel des tâches administratives des médecins, ne pas réduire le rôle de l’omnipraticien à un répartiteur, cesser la coercition à outrance et favoriser une plus grande autonomie de la pratique.

Le départ des médecins omnipraticiens et spécialistes à la retraite est évalué à 5800 d’ici 2031 sur un total d’environ 22 000 médecins québécois. Le déclin de l’intérêt pour la médecine familiale s’avère d’année en année plus manifeste, et on imagine difficilement comment la situation pourra se régler dans ce contexte.

Chose certaine, nous, les médecins de famille, sommes en péril. Devant les critiques et les contraintes délétères, de nombreux médecins souhaitent abandonner le navire, se sentant au bord du naufrage.

Y a-t-il des oreilles pour entendre, des bras tendus pour éviter la catastrophe inéluctable ?

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