Des lecteurs de La Presse, que je remercie, suggèrent d’ajouter la crainte de perdre nos libertés aux trois grandes peurs de l’humanité mondialisée – sanitaire, climatique et nucléaire – dont j’ai parlé il y a deux semaines.

Si le danger est bien réel à l’égard de valeurs individuelles et démocratiques qui sont au cœur de ce que nous sommes, force est de constater que cette peur n’est pas aussi universelle que les trois autres. En effet, la liberté n’est pas valorisée dans de nombreuses sociétés alors que la démocratie apparaît en régression partout dans le monde.

Développement sans démocratie

On n’en est plus à l’époque où les Occidentaux étaient convaincus de constituer l’avant-garde d’une humanité en processus de modernisation à leur image, à la faveur d’un développement économique indissociable de la démocratie.

C’est à Singapour, dans les années 1980, que nous nous sommes fait dire pour la première fois par le premier ministre Lee Kuan Yew que nous pouvions remballer nos belles valeurs démocratiques. On sait maintenant qu’un pays peut se développer économiquement sans devenir une démocratie.

C’est la Chine qui donne désormais le ton dans plusieurs domaines, elle qui pourrait bien voir sa position renforcée à la suite de la guerre en Ukraine. Or, le début du phénoménal développement chinois des 30 dernières années a correspondu presque exactement avec la répression du mouvement démocratique de 1989 sur la place Tiananmen, dont la majorité des Chinois n’ont jamais entendu parler.

Mao Zedong incarnait une société chinoise autoritaire, mais archaïque et coupée du reste du monde. Le président Xi Jinping est plus dangereux, lui qui dirige une société tout aussi autoritaire et liberticide, mais profitant du prestige et des pouvoirs associés à la modernité numérique, avec des ambitions désormais à la grandeur de la planète.

Cris de désespoir

On espérait avoir assisté à une aberration ponctuelle au début de la pandémie de COVID-19 quand le régime chinois avait utilisé les technologies numériques de façon inédite pour enfermer brutalement chez eux les 11 millions d’habitants de Wuhan.

Mais ne voilà-t-il pas que, pour mettre en œuvre son insensée stratégie « zéro COVID », Xi Jinping récidive en pire en ce qui a trait à la prestigieuse et rebelle Shanghai. Ses 24 millions d’habitants sont totalement empêchés de sortir de chez eux depuis des semaines. Mal nourris, comme des bestiaux humains que l’on aurait mis en cage, ils sont surveillés par des drones et des chiens robots arpentant les rues qui martèlent les consignes à suivre sous peine d’arrestation.

Comment ne pas avoir été bouleversé il y a deux semaines par les cris de désespoir lancés au même moment par ces milliers de nos frères et de nos sœurs étouffant à Shanghai ?

Les centres-villes futuristes des mégalopoles chinoises sont le maquillage d’une société au potentiel liberticide illimité. Le régime n’impose pas juste des mesures inhumaines au peuple ouïghour, il s’attaque à sa propre population.

Ce qui est en train de se passer à Shanghai est quelque part plus inquiétant pour l’avenir du monde que la guerre en Ukraine, sauf dérapage nucléaire, bien sûr. En effet, en dépit de son caractère terrible, confirmant que toutes les guerres sont des crimes contre l’humanité, ce conflit européen en dit davantage sur le passé que sur l’avenir, avec l’armée archaïque d’une Russie en déclin sur la défensive.

Fait révélateur, la guerre en Ukraine, dont l’enjeu est fondamentalement la liberté des peuples et des individus, est considérée dans le reste du monde comme quelque chose qui concerne avant tout les Occidentaux.

Hong Kong, Corée, Japon

Jusqu’à quel point la Chine poursuivra-t-elle sa progression en ne manifestant aucun intérêt pour la liberté et la démocratie ?

Pensons à Hong Kong, mis au pas par une superpuissance reniant ses engagements envers cette ancienne colonie britannique désormais mégalopole parmi des dizaines d’autres en Chine.

Faut-il voir un signe porteur d’avenir dans le fait que la greffe démocratique avait pris racine dans ce territoire chinois devenu anglais en 1841, dans des conditions pourtant odieuses, après une guerre de l’opium menée contre l’Empire chinois pour le punir de ne pas consentir au commerce d’une drogue avilissant sa population ?

Contre toute attente, une demande pour davantage de démocratie émergera-t-elle un jour au sein de la société chinoise, en dépit du contrôle pour l’heure total d’un gouvernement craignant des débordements et des fractionnements analogues à ceux que le pays a souvent connus dans le passé ?

L’histoire de l’humanité ayant été marquée depuis toujours par des interfécondations de toutes sortes, espérons que certains aspects de l’individualisme et de la liberté dont nous jouissons aient un avenir en Chine. Des pays asiatiques voisins comme le Japon, la Corée du Sud ou Taiwan ne sont-ils pas d’authentiques démocraties ?

La question à se poser, au fond, est la suivante : jusqu’à quel point tous les êtres humains aspirent-ils à la liberté ?

Lisez « Les trois grandes peurs de l’humanité » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion