Alors que nous nous désespérons devant la lourdeur bureaucratique des services migratoires canadiens réservée aux civils ukrainiens fuyant leur pays en guerre, sachons que, chaque année, des milliers de personnes arrivant au Canada à la recherche d’une vie meilleure se retrouvent littéralement prises au piège.

Les personnes migrantes fuient la guerre, la répression, les crises humanitaires et climatiques, le marasme économique. Certaines sont elles-mêmes victimes de répression en raison de leurs idées, de leur identité, de leur opposition. Imaginez le gouffre qui les envahit lorsqu’elles se voient détenues dans un établissement carcéral, parfois à sécurité maximale.

Des milliers de personnes migrantes se retrouvent chaque année derrière les barreaux pour des raisons administratives, soit 8825 en 2019-2020. C’est l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) qui est responsable de la gestion des détentions. Or, grâce à des ententes avec les provinces, des centaines de personnes migrantes sont dirigées vers des prisons provinciales. Ces détentions soulèvent de graves enjeux de droits de la personne, dont l’atteinte à la dignité, à la santé et à la sécurité, dont se rend complice le Québec.

À trois reprises au cours de l’automne, Amnistie internationale a interpellé la ministre de la Sécurité publique ainsi que le premier ministre du Québec. Le 1er février, Line Fortin, sous-ministre associée à la direction générale des Services correctionnels, répondait à Amnistie, dans une lettre d’une rare insensibilité, que les « conditions de détention [des personnes migrantes] ne diffèrent pas des autres personnes incarcérées et [qu’]elles sont soumises aux mêmes règles », affirmant que « les droits fondamentaux de chaque personne dont nous avons la garde demeurent à la base de nos interventions ».

C’est bien ce qui nous inquiète. Ces personnes ne devraient pas être incarcérées. Elles ne sont inculpées d’aucun crime. Elles demandent asile au Canada.

Amnistie internationale Canada et Human Rights Watch (HRW) ont conjointement mené une enquête, de février 2020 à mars 2021, sur la détention de personnes migrantes et son effet sur leur santé mentale. Les études démontrent que la détention pour des raisons liées à l’immigration exacerbe des handicaps psychosociaux existants et en déclenche de nouveaux, comme la dépression, l’anxiété et le stress post-traumatique.

Les personnes migrantes détenues sont sous la surveillance constante de gardes en uniforme et de caméras, elles sont menottées et fouillées, y compris à nu, soumises à l’isolement cellulaire. Elles subissent la violence des gardes et de leurs codétenus. La communication avec leurs proches, leurs représentants légaux et les soutiens communautaires est très limitée. Les effets personnels comme les téléphones portables et les appareils électroniques sont interdits. Pourtant, le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire a clairement affirmé que « toutes les personnes migrantes placées en détention doivent pouvoir communiquer avec le monde extérieur et leurs proches, notamment par téléphone ou par courriel ».

Une avocate de Montréal, interrogée dans le cadre de notre enquête, a affirmé avoir observé que les personnes migrantes détenues exprimant des pensées suicidaires étaient transférées vers une prison provinciale. Il a aussi été remarqué que les personnes migrantes détenues dans des prisons provinciales étaient généralement « des hommes noirs incarcérés pour risque de fuite ».

De 2017 à 2020, environ 5400 personnes migrantes étaient détenues dans des prisons provinciales. Pour la seule année fiscale 2019-2020, 1932 d’entre elles ont été incarcérées dans des prisons provinciales, dont beaucoup sont des établissements à sécurité maximale. Depuis le début de la pandémie, c’est près de la moitié d’entre elles qui s’y retrouvent, contre un cinquième auparavant.

Il s’avère que le Québec est la deuxième province comptant le plus grand nombre de personnes migrantes détenues et d’enfants migrants placés en détention. « Durant l’exercice 2019-2020, 138 enfants au total ont passé du temps en détention, dont 73 enfants de moins de 6 ans, […]. La grande majorité de ces enfants (94 %) ont été détenus au Québec. »

Contrairement aux fausses idées couramment véhiculées, ces personnes ne représentent pas une menace à la sécurité publique. Entre avril 2016 et mars 2020, 94 % d’entre elles étaient détenues pour des raisons administratives, le plus souvent parce qu’on estimait qu’elles risquaient de ne pas se présenter à une audience.

Notre enquête nous a permis de découvrir que depuis 2016, plus de 300 personnes migrantes ont été maintenues en détention pendant plus d’un an. Un homme présentant un handicap psychosocial a été détenu pendant plus de 11 ans, parce que les autorités n’étaient pas en mesure d’établir son identité.

Aucun être humain ne devrait, en aucune circonstance, être traité de façon punitive pour des raisons liées à l’immigration. Le Québec ne doit pas être complice d’un système qui déshumanise. Comme le rapportait une avocate que nous avons interrogée : « Si nous pensons que les migrants et migrantes en détention peuvent comme nous ressentir de la douleur, de l’anxiété, de l’amour et de l’espoir, l’incarcération ne peut pas être une solution. Elle n’est envisageable que si nous estimons qu’ils sont moins humains que nous. »

Amnistie internationale exhorte donc de nouveau le gouvernement du Québec à annuler son entente avec l’Agence des services frontaliers du Canada et à ne plus mettre à disposition ses prisons provinciales. Le Québec contribuerait ainsi à faire pression sur le fédéral pour que soient abolies les détentions arbitraires et inhumaines de personnes migrantes, non seulement dans les prisons provinciales, mais aussi dans tous les établissements canadiens, dont les centres fédéraux de surveillance de l’immigration, conçus spécialement pour cela.

Également interpellé par Amnistie et HRW, le gouvernement de la Colombie-Britannique a confirmé qu’il allait réviser son contrat avec le gouvernement fédéral relatif à la mise en détention administrative de personnes migrantes.

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