Pour défendre la décision d’autoriser le projet d’extraction pétrolière Bay du Nord malgré le fait que le secrétaire général des Nations unies a déclaré lundi à la sortie du rapport du GIEC qu’investir dans de nouvelles infrastructures de production d’énergies fossiles relevait de la « folie économique et morale », Steven Guilbeault se cache derrière le rapport de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada.

Pour « dépolitiser » le processus, il faudrait respecter l’avis des experts, et ces experts auraient établi que la contribution carbone de Bay du Nord est somme toute négligeable. Ne soyons pas bernés. Ce qui a pu être considéré par l’Agence d’évaluation d’impact du Canada dans la contribution carbone de ce projet résulte de choix politiques qui condamnent les experts à la myopie.

En 2016, à la suite des débats vifs autour des oléoducs au Canada, le gouvernement fédéral avait promis de réformer l’évaluation environnementale des grands projets.

Rappelons-nous : en 2013, il était interdit de mentionner la question des changements climatiques dans les audiences publiques de l’Office nationale de l’énergie. Ce n’était pas dans la liste des sujets admis. Des militants dénonçant la situation en lisant un poème (« Enbridge et le déluge ») avaient alors été escortés hors de la salle d’audience.

Après des années de mobilisation impliquant les communautés autochtones, les mouvements citoyens et les municipalités, et après le désastre de Lac-Mégantic et le scandale sur le lien entre les commissaires de l’Office nationale de l’énergie et les lobbyistes du secteur pétrolier, Justin Trudeau annonce donc, en 2016, une réforme de l’évaluation environnementale pour mieux consulter les nations autochtones et tenir compte des changements climatiques dans l’évaluation des impacts.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Le système d’évaluation environnementale a été réformé, mais prend-il adéquatement en compte les changements climatiques ?

L’évaluation de Bay du Nord n’a considéré que les émissions jusqu’au moment de l’extraction. On ne suit pas le cycle de vie du pétrole jusqu’à sa combustion, bien réelle et polluante. Et on oublie qu’un État dont l’économie dépend de l’extraction d’énergie fossile a plus de mal que les autres à diminuer la consommation de cette ressource.

En omettant les émissions dites « en aval », il est bien plus facile d’aspirer à une éventuelle « carboneutralité ». Les décisions éminemment politiques sur le contenu de l’évaluation environnementale condamnent le processus expert à être myope, en ne tenant pas compte du fait qu’augmenter la production génère plus de consommation d’énergie fossile.

Quand la production stimule la consommation

Ne soyons pas naïfs. L’industrie de l’énergie fossile ne vient pas simplement combler une demande préexistante. L’histoire démontre que la production d’énergie stimule sa consommation.

Les producteurs d’énergie construisent évidemment des infrastructures d’extraction et de transport d’énergie dans l’anticipation d’une demande potentielle. Mais ils participent à créer une demande effective.

Les compagnies pétrolières ont, par exemple, joué un rôle historique dans la construction d’infrastructures automobiles afin de stimuler une demande pour leurs produits. Elles ont financé la construction de stations-service, de garages ou encore de routes. Elles ont aussi façonné une culture automobile avec les cartes routières, courses automobiles et autres publicités. Finalement, elles ont incité les gouvernements à ne pas agir pour limiter notre consommation de leurs produits.

Les producteurs d’énergie renouvelable cherchent eux aussi à stimuler la consommation de leur propre énergie, ce qui peut contribuer à diminuer notre dépendance aux énergies fossiles. Par exemple, Hydro-Québec a déployé des efforts intenses de promotion de l’électricité, notamment pour trouver des débouchés à sa production excédentaire. On peut penser aux programmes pour encourager l’adoption du chauffage électrique durant les années 1960 et 1970.

À l’inverse, une réduction de l’offre contribue à une réduction de la consommation.

Les périodes de guerre en sont un exemple typique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux pays européens ont dû restreindre leur consommation d’énergie en réponse à la perturbation des flux énergétiques. Des mesures comme la diminution des températures de chauffage ou l’interdiction d’éclairer les vitrines ont été prises rapidement. Plusieurs pays ont aussi adopté des mesures pour restreindre la consommation à la suite des chocs pétroliers des années 1970 : limitation de la vitesse sur les autoroutes, journées sans voiture, etc. Une réduction de l’offre peut donc mener à une réduction de la consommation.

La contribution de projets comme Bay du Nord à l’empreinte carbone du Canada dépasse donc de loin les émissions au moment de l’extraction. Ces effets ne sont tout simplement pas comptabilisés par l’expertise myope de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada.

Derrière la décision décevante d’accepter Bay du Nord, il y a la question encore plus profonde de notre capacité à faire changer nos institutions pour être à la mesure du défi urgent des changements climatiques.

* Cosignataires : Clarence Hatton-Proulx, doctorant en études urbaines et en histoire à l’Institut national de la recherche scientifique et à Sorbonne Université ; François Claveau, professeur à l’Université de Sherbrooke et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique

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